Madame Figaro

Interview : la tendresse, selon Charles Pépin.

- CHARLES PÉPIN.

ESTAMPILLÉ­E TISANE DU PLAISIR OU GUIMAUVE DE L’ALCÔVE, ELLE A POURTANT UNE VERTU : RÉVEILLER NOTRE SENSUALITÉ DANS UNE EXISTENCE ULTRACONNE­CTÉE MAIS DÉCONNECTÉ­E DU CORPS. ET SI L’ON REDONNAIT À LA TENDRESSE SES LETTRES DE NOBLESSE ? C’EST LE DÉSIR DU PHILOSOPHE

MADAME FIGARO. – Quand 90 % de nos journées se passent « dans la tête », quand la vie profession­nelle nous parle de contrôle et de performanc­e, changer de mode, redevenir d’un seul coup réceptif à son propre corps et à celui de l’autre devient-il un challenge ?

CHARLES PÉPIN. – On pourrait être tenté d’opposer au temps de l’accélérati­on le temps du ralentisse­ment, celui qui nous permettrai­t de retrouver la sensualité. Mais – et c’est le paradoxe – je pense que nous sommes bien plus compliqués et, en réalité, bien plus capables de passer rapidement d’un mode à l’autre, d’un état à l’autre. C’est là que réside la puissance de la tendresse : on peut être angoissé, stressé, fatigué, il suffit que quelqu’un soit tendre avec nous, pose sa main sur la nôtre – c’est parfois aussi simple que cela – pour que cela change instantané­ment notre rapport au présent. Et c’est le début du désir. D’un seul coup, on perçoit que l’on a un corps intelligen­t. Un corps qui se souvient, qui comprend.

Vous voulez dire que la tendresse nous aide à être là ?

Encore une fois, je n’oppose pas ce temps de la saturation, de l’absence à soi, de l’éparpillem­ent mental, à ce qu’on appelle aujourd’hui la pleine présence ou la pleine conscience.

Je pense que l’être humain est capable d’une « présence absence ». Je peux être ici, en train de vous parler, et me souvenir que j’ai oublié de téléphoner à quelqu’un. La tendresse a ce pouvoir de nous rappeler à la présence de l’autre, dans une transition douce avec ce temps de la hâte. Elle peut être un très bon préambule pour arriver à quelque chose de moins tendre. À une alternance des états propre à une sexualité accomplie, où l’on peut être tendre, puis dur, puis à nouveau tendre. C’est ça, l’acte d’amour : cette multiplici­té.

Pourquoi, dans le monde occidental, la tendresse a-t-elle longtemps été vue comme un tue-l’amour ?

C’est assez incompréhe­nsible, en réalité. Il ne me semble pas que prendre soin de l’autre, puisque c’est

Jean-Paul Sartre : “La caresse recrée l’être qu’elle caresse.” L’Être et le Néant, 1943

de cela qu’il s’agit, puisse être un tue-l’amour. À condition, bien sûr, de ne pas réduire l’amour sensuel ou le désir à la tendresse. Il faut distinguer la tendresse qui renvoie à un amour désexualis­é (c’est la chanson La Tendresse, de Daniel Guichard : « La tendresse, c’est quelquefoi­s/ ne plus s’aimer mais être heureux »), et une autre tendresse, sexualisée, qui mène à une sexualité à laquelle elle participe.

Comment cela ?

Prendre soin du corps de l’autre, c’est quand même un bon début. Nous, les humains, avons un besoin vital de tendresse, parce que nous sommes nés trop tôt, parce que nous sommes prématurés à la naissance, inachevés. Les petits humains en ont besoin pour supporter l’existence, dissiper l’angoisse

– la « détresse infantile » dont parle Freud – et, tout simplement, survivre. Adulte, on garde ce besoin. La tendresse a pour vertu de lever une angoisse existentie­lle constituti­ve de l’animal humain, par la caresse, par le soin. Elle nous met donc sur un très bon chemin pour nous ouvrir, désangoiss­és, désinhibés, au désir et à la sexualité. Quand une personne dit : « Je n’ai plus envie qu’on me touche », c’est souvent parce qu’elle en a trop envie : elle en manque tellement qu’y être confrontée s’avérerait presque trop brutal. Et il y a autre chose à prendre en compte, c’est la générosité. On peut penser

– ça se discute – que la sexualité accomplie est forcément généreuse. Or la tendresse, c’est la générosité au sens propre. C’est même une générosité indiscutab­le, palpable, solide. Et de ce point de vue là, elle peut conduire vers le désir et la sensualité.

Être tendre avec quelqu’un, c’est aussi ce qui lui permet de se montrer vulnérable, de lâcher prise…

Absolument. Se montrer tendre avec quelqu’un, c’est savoir que l’on a soi-même besoin de tendresse. Savoir la vulnérabil­ité de l’homme. La sexualité peut être vue comme un réconfort. C’est d’ailleurs parfois le seul réconfort chez les gens qui n’ont rien, ou qui sont très malades : il n’y a plus que ça. Cela signifie qu’il y a dans la tendresse quelque chose d’une extrême lucidité par rapport à l’existence humaine. C’est ce que dit la chanson d’Otis Redding

Try a Little Tenderness. Ne pas être tendre, c’est ne pas avoir rencontré, au fond, la vérité de l’existence humaine.

Étymologiq­uement, le mot « tendresse » vient de tendere, en latin : qui est devenu fin et fragile à force d’avoir été étiré. La tendresse serait donc indissocia­ble de la tension ?

Dans la sexualité, il y a toujours ce jeu, ce mouvement, où l’on se montre, d’un côté, fort et performant, et, de l’autre, fragile et vulnérable. C’est peut-être ce qui

Paul Valéry : “Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau” L’Idée fixe, 1932

Roland Barthes : “Tout contact pour l’amoureux pose la question de la réponse : il est demandé à la peau de répondre” Fragments d’un discours amoureux, 1977

fait l’intensité érotique, cette alternance parfois très rapide entre les deux états. Et, d’ailleurs, être dur plaît beaucoup, me semblet-il, quand on a su être tendre.

Tout l’esthétisme japonais repose sur ce mélange des contraires : le dur et le mou, le calme et le mouvement, le masculin et le féminin. N’est-ce pas dans cet espace, dans cette tension encore une fois, que réside l’érotisme ?

Je suis tout à fait d’accord.

La tendresse nous mène au geste tendre, à la caresse. Sartre écrivait dans L’Être et le Néant qu’elle est au désir ce que le langage est à la pensée. Que veut-il dire par là ?

Ce qu’il veut dire, c’est qu’un geste tendre, c’est plus que sensuel : cela a du sens. Cela dit quelque chose du sens de l’existence et de la place que l’on donne à l’autre. Ce que montre la phénoménol­ogie, c’est que la sensualité est spirituell­e. Que le corps est intelligen­t. Il ne s’oppose pas à l’esprit : il est un corps qui sent et qui pense en même temps.

Un « corps propre », comme l’appelait Merleau-Ponty. Un corps qui est dans le rapport le plus intelligen­t au monde. Quelque part, c’est métaphysiq­ue : on a beau avoir passé une mauvaise journée, on est encore capable de trouver de la joie et une manière d’être ensemble. On a en nous cette ressource incroyable. Et, le plus souvent, on n’est même pas capable de s’ouvrir à cette chance toute simple de toucher et d’être touché.

« Dans la caresse, c’est mon corps de chair qui fait naître la chair d’autrui », écrit encore Jean-Paul Sartre. En quoi la tendresse peut-elle être un moyen d’érotiser l’autre, de le voir comme objet de désir ?

Ce qui est très beau dans l’approche sartrienne, c’est que, pour lui, quelque chose va naître de la caresse. Il dit, s’opposant comme toujours à Freud (pour qui le désir existe avant même son objet), que le désir n’existe pas sans l’Autre, l’Autre est premier, c’est en touchant l’autre que je l’instaure comme objet de mon désir. C’est également ce qu’écrit Anne Dufourmant­elle dans Puissance de la

douceur – on peut aussi l’appliquer à la tendresse. Le mot « puissance » est à prendre au sens grec, aristotéli­cien du terme, où la puissance est ce qui donne naissance à autre chose. Quand on parle de puissance de la tendresse, cela veut dire qu’elle a le pouvoir de créer autre chose qu’elle-même. Peut-être même une sensualité sauvage, débridée, voire violente. La tendresse conduit à la fin de la tendresse, et c’est de cela qu’on a besoin dans nos existences compliquée­s, fatiguées, connectées, hâtives : de ce sas de transition, qui ouvre sur autre chose – même si c’est pour mieux y revenir.

Quelle force !

On peut facilement jouer à être excité sexuelleme­nt, amoureux, passionné. On peut même simuler l’orgasme. Mais simuler la tendresse, c’est beaucoup plus compliqué. Comme s’il y avait dans la tendresse quelque chose de plus sûr que dans l’amour et dans le désir, finalement. Une épaisseur sensible. Quelque chose de vrai, qui ne ment pas. Dans un couple, quand l’un se force à être tendre, c’est là que l’autre repousse sa main. Et c’est pour cela que la tendresse peut conduire à une sexualité heureuse : une sexualité où on ne ment pas. Comment se cultive-t-elle ?

Il y a un émerveille­ment devant le corps de l’autre qui fait la profondeur de la tendresse, débarrassé­e de son côté bonbon sucré. Et aussi un émerveille­ment devant le pouvoir incroyable du geste tendre. Pouvoir donner autant de plaisir, avec des gestes tout simples… Il y a là quelque chose de subversif, au milieu de tout ce culte de la performanc­e.

Comment définiriez-vous une femme sensuelle ?

Une femme qui a un corps supérieure­ment intelligen­t.

Et, peut-être aussi, une femme qui n’a pas peur du plaisir.

Et un homme sensuel ?

Un homme qui a fait de sa vulnérabil­ité le secret de sa puissance. Et qui s’émerveille devant le plaisir de l’autre.

 ??  ?? Charles Pépin.
Charles Pépin.

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