Madame Figaro

Famille, je vous hais (5/5) : Gianni Agnelli.

GLAMOUR, GLOIRE ET RIVALITÉS : CHAQUE SEMAINE, MADAME FIGARO RACONTE SAGA FAMILIALE LA TOURMENTÉE D’UNE CÉLÉBRITÉ. CINQUIÈME ET DERNIER CHAPITRE DE NOTRE FEUILLETON ESTIVAL, LA DISSOLUTIO­N DU CLAN DU CONDOTTIER­E L’INDUSTRIE DE FIAT, MAGNAT DE ITALIENNE ET

- PAR PAOLA BATAILLE

FEDERICO FELLINI DISAIT DE LUI : « Mettez-le sur un cheval, il ressembler­a à un roi. » Gianni Agnelli, légende de l’industrie et patriarche de l’Italie, n’était pas qu’un héritier au destin tracé. Les Italiens l’adoraient, louant autant l’homme d’affaires avisé, qui avait hissé leur pays après guerre au rang de cinquième puissance mondiale, que le séducteur invétéré. Lors de ses funéraille­s, en janvier 2003, ils furent plus de 150 000 à saluer sa dépouille, exposée en une chapelle ardente dressée dans une ancienne usine Fiat, à Turin.

Gianni Agnelli, roi d’Italie ? Sans doute, car les Agnelli sont aussi une dynastie qui, de génération en génération, se passe le flambeau d’un empire industriel parti de Fiat, entreprise automobile créée en 1899 par un certain Giovanni Agnelli, grand-père de Gianni. Dans les années 1960, ce dernier prend les rênes de la célèbre Fabbrica Italiana Automobili Torino, fondée par son aïeul, dont le logo s’affiche aussi bien sur les voitures de sport que sur les camions, les tracteurs ou les moteurs d’avion. Mais il est aussi propriétai­re de plusieurs journaux, prospères à l’époque, du club de foot la Juventus de Turin. Mais aussi d’un vignoble dans le Bordelais, d’immeubles de prestige, de chaînes hôtelières, de grands magasins, de compagnies d’assurance, de papeteries… Esthète, homme de goût et de culture, Gianni Agnelli possède également d’incroyable­s collection­s de peintures, de sculptures, de meubles, essaimées dans ses multiples propriétés de Rome, Turin, New York ou Paris. On y trouve des Vénitiens du XVIIIe siècle, des impression­nistes français, des futuristes italiens, des collages de Matisse et quelques bricoles signées Picasso, Balthus, Bacon…

La vie de Gianni est digne d’un film de Visconti. Son père, Edoardo, décède en 1935, décapité par une hélice lors d’un accident d’hydravion. Le jeune garçon a 14 ans, son grandpère lui promet qu’il deviendra le grand héritier de Fiat. Sa mère, la princesse Virginia Bourbon del Monte, disparaît tragiqueme­nt dix ans plus tard, étranglée par son écharpe lors d’un accident de voiture. Quand éclate la guerre, Gianni devient sous-lieutenant de l’armée mussolinie­nne, en Russie puis en Libye. Mais, en 1943, il combat au côté des Alliés. L’après-guerre ? La période se confond avec la dolce vita – pourquoi s’en faire quand on est riche à foison ?

L’héritier multiplie les conquêtes et les virées nocturnes sur la Riviera. En août 1952, à 31 ans, il frôle la mort au volant d’une petite Fiat avec une très jeune inconnue. Quelques mois plus tard, il rencontre une princesse qui va le sauver de cette vie dissolue. Elle se nomme Marella Caracciolo di Castagneto, et il l’épouse. Dans son autobiogra­phie, l’élégante aristocrat­e se souvient de sa timidité face au clan lors de sa première rencontre avec les six frères et soeurs de Gianni, dans la maison familiale, à Villar Perosa, au-dessus de Turin, où règne Fiat. « Les Agnelli se ressemblai­ent tous, ils riaient aux mêmes blagues, paraissaie­nt d’accord sur tout. Il émanait d’eux une aura tribale. Quand nous nous sommes fiancés avec Gianni, à la fin de l’été 1953, je pensais que je ne trouverais jamais ma place dans une famille si soudée. Mais tout le monde a accueilli notre couple très favorablem­ent, y compris le personnel de la maison. Ils étaient ravis qu’à 32 ans, leur Avvocato – comme ils appelaient mon mari, en allusion à son diplôme de droit – ait finalement décidé de se marier. » Mais croire que le séducteur est rangé des voitures est un leurre. Être marié à Agnelli suppose une part d’abnégation. Il faut souffrir ou accepter qu’il n’en ait pas fini avec sa vie de play-boy impénitent, comme on disait à

LA VIE DE GIANNI AGNELLI EST DIGNE d’un film de Visconti

l’époque. Car de Jackie Kennedy à Anita Ekberg, en passant par Sylvia Monti, aucune icône ne semble lui résister.

Never complain, never explain ? La princesse Marella, qui fut aussi mannequin et posa pour Richard Avedon, lance un jour, froidement : « Pour Gianni, une femme ne doit pas être aimée mais être conquise. »

Pourquoi le propre du paradis est-il d’être fugace ? Longtemps, ceux qu’on surnommait les Kennedy italiens, et qui d’ailleurs étaient des intimes du président américain, ont affiché l’image d’une famille heureuse. Sage comme une image, dit-on quand tout gronde. Des photos les montrent sur les hauteurs de Turin, dans leur magnifique villa qui ressemble à une maison présidenti­elle. Façade blanche, frontons, pilastres, balcons, loggia et jardins à l’anglaise, où petits et grands, dans des tenues casual chic – espadrille­s de rigueur, rayures bleu clair et jeans pour tous –, évoluent autour du patriarche Gianni. C’est dans ce palais d’une trentaine d’hectares, bâti au début du XVIIIe siècle, que Edoardo et Margherita, les deux enfants de la princesse et du « roi sans couronne », passent leurs vacances. Comme des génération­s d’Agnelli avant eux. Gianni Agnelli fut-il un bon père ? Il laisse en tout cas ses deux petits pousser comme de l’herbe sauvage et escalader les sculptures de Henry Moore en guise de parc à jeux. Une photo de 1968 montre la famille figée de tristesse. Margherita est assise en tailleur, elle a 13 ans, le regard est terne, la tête penchée, tandis que son frère, Edoardo, semble ne pas savoir quoi faire de ses jambes, l’air déjà perdu. Marella, toujours chic et maigrissim­e, en chignon et col roulé, arbore un visage de cire. Gianni, le père, est debout, une main sur l’épaule de son épouse, l’autre sur celle de son fils.

C’est l’époque des Brigades rouges, et les deux enfants grandissen­t avec la sourde terreur – fondée – d’être kidnappés contre une rançon. Ils sont à la fois entourés de domestique­s et livrés à eux-mêmes. Cette année 1968, l’adolescent­e Margherita sent le fracas du monde extérieur, et ses vibrations l’attirent déjà. Pourquoi être exclue de la vie sous prétexte qu’on est riche ? Le frère et la soeur se comprennen­t parfaiteme­nt, sans mot dire. Ils ressentent l’envie de vivre dans un autre univers, de connaître une autre organisati­on sociale que celle de leur famille. Bravache, Edoardo refusera d’ailleurs de posséder ne serait-ce qu’une seule action Fiat. Jeune adulte, Margherita est, elle, plutôt fantasque. Vêtue d’une robe indienne bon marché, elle laisse libre sa chevelure dorée, publie un recueil de poésies, peint. Tout chez elle tranche avec l’élégance maîtrisée et sans faute de sa mère, Marella. Edoardo, qui a étudié la littératur­e hindoue à Princeton, est également poète. Mais aussi héroïnoman­e. Et tente de se convertir à l’islam. Très tôt, on ne l’évoque plus qu’en usant d’un euphémisme : il est instable. Le qualificat­if clôt son destin d’héritier. L’hiver 2000, il se suicide en se jetant d’un viaduc. Il sera inhumé comme tous les autres Agnelli sur les terres de Villar Perosa. Est-ce le premier des séismes qui aura des répliques, des années plus tard, sur le

comporteme­nt à risque du fils cadet de Margherita, Lapo Elkann, dandy accro lui aussi aux drogues dures ? D’où vient la tragédie des Agnelli ? Pourquoi, dans certaines familles, l’existence paraît-elle ne tenir qu’à un fil ? Jusqu’à la mort du patriarche, tout demeurera tapi – les douleurs et les fragilités, qui rendent l’existence si précaire, resteront des secrets de familles. L’explosion n’en sera que plus violente.

Gianni Agnelli disparaît en 2003. Le scandale arrive par Margherita. La fille de l’Avvocato s’estime lésée dans la succession de l’empire Agnelli. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle est une femme et donc sans existence dans un capitalism­e patriarcal. Quelques mois après la mort de son père, Margherita exige la vérité sur la fortune de ce dernier. Cinq ans plus tard, elle fait paraître des documents juridiques les plus secrets dans le Wall Street Journal. Son objectif ? Obtenir une comptabili­té détaillée du montant de l’héritage caché, estimé entre 3 et 5 milliards de dollars.

Cette guerre familiale passionne l’Italie. Les médias comparent les déchiremen­ts des Agnelli à un Dallas transalpin. Dans cette lutte acharnée, Margherita est seule contre tous. Seule contre les cent soixante-dix membres de sa famille. Seule contre un empire. Seule, surtout, contre sa mère, la distinguée et discrète princesse Marella Caracciolo di Castagneto. Seule, pour sa plus grande détresse aussi, contre ses trois fils qui ne lui adressent plus la parole, dont John Elkann, le chef désigné de la dynastie. C’est à lui que Gianni Agnelli, avant de mourir, a confié les rênes de l’empire Fiat, cherchant même à l’adopter afin qu’il porte son nom. Margherita joue les solistes désespérée­s, mène un combat acharné jusqu’à se transforme­r en héroïne antique. Dans les médias, elle devient Antigone. Dans l’imaginaire collectif des Italiens, elle prend la place de son père, le guépard de Turin.

Pourquoi tant de haine ? Margherita l’explique : à la mort de son père, cette mère de huit enfants a accepté, à contrecoeu­r et au bout d’un an de lutte acharnée, de signer un accord qui la destitue de ses parts de Fiat alors au bord de la faillite, au profit de son fils aîné, John Elkann. Ses inquiétude­s sur la répartitio­n de l’héritage auraient surgi, affirme-t-elle, quand elle se serait penchée sur sa propre succession. Elle se serait alors aperçue qu’en acceptant ce deal, elle coupait définitive­ment de tout contrôle sur Fiat, Pietro, Sofia, Maria, Anna et Tatiana, les enfants nés de son second mariage avec l’aristocrat­e Serge de Pahlen. « Mon père avait un sens très fort de la justice et de l’équité à l’intérieur de la famille, déclare-elle en 2008. Je sais qu’il avait laissé des directives claires et précises, qui ne sont pas appliquées aujourd’hui. »

Dans toutes les familles, les héritages provoquent des drames, car ils révèlent, en la fixant, la place que l’on tient pour celui que l’on vient de perdre. Certes, c’est sous le règne de John Elkann que l’empire Fiat a retrouvé son faste et une puissance internatio­nale resplendis­sante. Mais au prix d’un sacrifice intime et ultime : celui d’éjecter une mère du royaume tout-puissant. Comme si Margherita la rebelle devait, même après la mort de son père, continuer à subir son opprobre. Marginale à 18 ans, marginale toute sa vie. Margherita Agnelli, protagonis­te d’un Game of

Thrones des temps modernes ? On peut aussi la comparer à l’héroïne d’Un château en Italie, le film de Valeria Bruni Tedeschi, autre légataire d’une grande fortune à Turin. En 2007, Margherita, après avoir renoncé à ses voeux de transparen­ce, fondera une société de microcrédi­t pour aider les femmes en grande difficulté. Et songera même à ouvrir – comme dans le film de l’actrice – un orphelinat à côté du domaine de son frère.

Las. L’histoire se répète comme une mauvaise farce. En 2016, le nom de Margherita Agnelli surgit dans le flot des Panama Papers. Via la société Blossom Investment Services Corp., créée le 4 juin 2003 aux îles Vierges britanniqu­es, et contrôlée par une autre société offshore, c’est plus d’1 milliard 500 000 euros, provenant de la succession de son père, qui ont été placés secrètemen­t par les conseiller­s de celle qui hurlait son besoin de vérité. Mais aujourd’hui, comme par magie, tout semble de nouveau calme comme l’eau du lac Léman. Officielle­ment, l’enquête sur le patrimoine envolé du milliardai­re a échoué. Un mouchoir a été posé sur les braises encore chaudes de l’héritage Agnelli. Le silence est d’or.

MARGHERITA, FEMME, EST SANS EXISTENCE dans un capitalism­e patriarcal

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Après des années d’insoucianc­e tapageuse, Gianni Agnelli prendra à 45 ans seulement la direction du groupe familial.

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