Madame Figaro

/Rencontre : Nadine Labaki, cinéaste corps et âme.

- PAR MARGAUX DESTRAY / PHOTOS SAMUEL KIRSZENBAU­M

DEPUIS CARAMEL, ELLE OCCUPE UNE PLACE À PART DANS LE CINÉMA LIBANAIS. CAPHARNAÜM, SON DERNIER FILM, PORTRAIT D’UN ENFANT RÉFUGIÉ SYRIEN, A DÉCROCHÉ LE PRIX DU JURY AU DERNIER FESTIVAL DE CANNES ET CONTINUE DE BOULEVERSE­R SON EXISTENCE. PORTRAIT D’UNE RÉALISATRI­CE ENGAGÉE.

OON LA SENT À VIF, ANIMÉE par la volonté folle de ceux que l’Histoire n’a pas épargnés. Son (incontesta­ble) beauté passe après. Drapée –journée de promotion parisienne oblige – dans une spectacula­ire robe pourpre, la réalisatri­ce Nadine Labaki, 44 ans, ferait presque oublier d’où elle vient. De ce Liban, perpétuell­ement au bord du chaos, où son grand-père tenait une salle de cinéma dotée de fauteuils en osier. De ce Liban, où la guerre contraigni­t cette chrétienne d’origine, née dans le village de Baabdat, à quarante minutes de Beyrouth, à vivre une enfance dans les abris. De ce Liban, où elle vit le corps de ses cousins morts ramenés dans un coffre de voiture. Bref, de ce petit pays du MoyenOrien­t, tiraillé entre le deuil et la soif de vivre, dont chacun de ses films fait, sur une note à la fois profonde et absurde, l’implacable portrait.

À 32 ans, la jeune femme tourne Caramel, l’histoire de cinq Libanaises de confession­s différente­s qui discutent chirurgie esthétique, amour et sexualité dans un institut de beauté. Le magazine américain Variety la classe illico dans sa fameuse liste des dix cinéastes à suivre. À 37 ans, elle hausse le ton avec Et maintenant on va où ?, récit des stratagème­s ourdis par des chrétienne­s et des musulmanes pour empêcher leurs hommes de reprendre les armes. Mélange de morceaux chantés et de comédie italienne, le film préfigure le Printemps arabe. Au dernier Festival de Cannes, elle bouleverse les spectateur­s avec Capharnaüm*, mélo néoréalist­e sur un jeune réfugié syrien a priori

éloigné de son univers. « Le cinéma libanais est encore très timide et un peu bébé, rétorque Nadine Labaki. On n’y court pas d’emblée, on fait ses premiers pas, on trébuche, on se relève jusqu’à acquérir la maturité qui nous manque. »

Capté caméra à l’épaule entre bidonville­s et asphalte dans le barouf de la capitale libanaise, ce film, récom- pensé par le Prix d’un jury présidé par Cate Blanchett, a jailli d’une image. Un soir de 2014, Nadine Labaki rentre d’une fête plutôt joyeuse. À un feu rouge, douche froide. Dans son champ de vision, une mère et son fils d’un an se serrent l’un contre l’autre sur un bout de trottoir d’un demimètre. Le petit n’aspire qu’à s’endormir. Mais le boucan des bagnoles lancées à toute vitesse l’en empêche. « À l’âge où les autres découvrent l’existence, son espace de vie se résumait à ce demi-mètre, explique la réalisatri­ce. Impuissant­e, je suis rentrée chez moi. J’ai pris à partie l’univers, supplié Dieu de me donner la force de transforme­r ma colère. Je me suis mise – chose que je ne fais jamais - à dessiner le visage d’un gamin qui, comme dans Le Cri d’Edvard Munch, hurle face à des adultes, puis à écrire un texte.

Capharnaüm, projet plus grand que moi, venait de me happer. »

RÉALISATRI­CE ET MÈRE

Plus grand qu’elle ? Ce n’est rien de le dire. Le « chantier » va prendre des proportion­s hors norme. Avaler quatre ans de sa vie : elle doit, par exemple, adapter son plan de travail aux heures d’allaitemen­t de sa fille et s’endetter jusqu’à différer le paiement des frais de scolarité de son fils. Nadine Labaki apprend sa sélection à Cannes chez elle, en compagnie de son équipe et de son mari, Khaled Mouzanar, compositeu­r d’une bande originale qui – entre choeurs et lamentatio­ns – donne sa couleur de tragédie grecque à Capharnaüm. Elle se met alors à hurler le mot « compétitio­n » dans une courte vidéo sur son compte Instagram, une séquence largement commentée par les médias. « Je sentais que le Festival allait amplifier la voix du film, souligne-t-elle avec une émotion palpable. Il faut bien comprendre qu’une semaine avant leur départ pour la Croisette mes acteurs

(tous clandestin­s et non profession­nels, NDLR) n’avaient pas de passeports. Le monde entier les a découverts, entendus et aimés. »

CASTING SAUVAGE

Ces comédiens, Nadine Labaki les a choisis à l’instinct. Au cours d’un casting sauvage, elle repère Zain Alrafeea, réfugié syrien de 14 ans, qui porte le film sur ses épaules et crève l’écran. « Au-delà de sa beauté et de son intelligen­ce, je pouvais lire dans ses yeux les traces de la violence de la rue dont il avait été témoin. Ce qui l’a sauvé, c’est l’amour qui circulait dans sa famille. “Fils de chien’’, “pays de merde’’… Il ponctuait ses répliques de jurons. Nous, les adultes, trouvions cela presque insupporta­ble. Qu’avait bien pu endurer ce gamin pour s’exprimer de la sorte ? » Dans le film, Zain - qui conserve son prénom - a 12 ans. Il fuit le foyer familial, croise la route de Rahil, clandestin­e éthiopienn­e, se retrouve avec Yonas, le bébé de cette dernière, sur les bras et finit par intenter un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde. Comme toujours, la cinéaste, à qui rien ne fait peur, s’appuie sur une réalité : celle de ces dizaines de milliers d’enfants invisibles, sans extraits de naissance, donc sans papiers, livrés à eux-mêmes dans Beyrouth.

Sur le plateau, Nadine Labaki laisse le vécu des acteurs nourrir son scénario, la réalité et la fiction, se percuter, et vit des situations kafkaïenne­s. « Nous avions le sentiment d’être au service de notre histoire. Le lendemain du jour où nous avons tourné la scène de l’arrestatio­n de Rahil, la comédienne sans-papiers qui l’incarne s’est elle aussi fait arrêter, raconte la réalisatri­ce. Idem pour la scène où son fils Yonas se voit du même coup abandonné à son sort. La directrice de casting a dû recueillir l’enfant chez elle pendant trois semaines, le temps que Rahil sorte de prison. » Pour rendre son script le plus crédible possible, la cinéaste enquête dans les prisons et les tribunaux libanais.

MALMENER LES CONSCIENCE­S

« Enregistre­r une naissance coûte entre 100 et 150 dollars, on n’a pas les moyens », se défend dans une scène la mère du petit Zain face à l’avocate de l’enfant jouée par Nadine Labaki elle-même, puisque de Caramel à Et maintenant on va où ?, la cinéaste est souvent actrice de ses propres films. « Je me demandais comment donner la parole à ces gens, malmener la bonne conscience du public, se souvient la réalisatri­ce. Il m’est arrivé de m’interroger sur les raisons pour lesquelles des parents négligeaie­nt à ce point leurs gamins. Il suffisait d’une discussion de dix minutes avec leur mère pour que je me prenne une bonne claque. Je n’avais aucun droit de les juger puisque je n’avais jamais été confrontée à leurs conditions de vie. »

Aujourd’hui, Nadine Labaki qui, pendant des mois, s’est assise dès 7 heures du matin devant son ordinateur pour regarder ses personnage­s évoluer à l’écran, a du mal à lâcher le morceau. Elle aimerait modifier le montage de Capharnaüm pendant des années, ne jamais le laisser. La réalisatri­ce, qui s’est présentée sur une liste électorale aux dernières élections municipale­s de Beyrouth, a encore affûté sa conscience politique, trouvé sa « cause » – celle de ces exclus du système, qui naissent, puis meurent dans l’indifféren­ce générale – et espère bien modifier l’ordre des choses. « Ce film a changé ma vie, confie-t-elle. Il faut que les artistes s’engagent. Le système actuel a prouvé sa faillite. La politique a besoin d’eux pour changer de perspectiv­es. Alors, proposons des projets de loi pour changer le sort de ces enfants, ouvrons le débat. Car, si je sais une chose, c’est que Capharnaüm ne doit pas s’arrêter là. »

* Sortie le 17 octobre.

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Nadine Labaki, figure engagée du cinéma libanais.

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