Madame Figaro

Enquête : mode, le défi de la parité.

L’INDUSTRIE DE LA MODE S’ADRESSE AUX FEMMES MAIS RESTE PILOTÉE PAR DES HOMMES, SURREPRÉSE­NTÉS AUX POSTES DE DIRECTION ARTISTIQUE ET DE MANAGEMENT. COMPÉTITIO­N, MATERNITÉ, COOPTATION… QUELLE LIGNE INVISIBLE BARRE LA ROUTE AUX TALENTS FÉMININS ?

- PAR ÉLISABETH CLAUSS

LE PARADOXE EST DÉROUTANT. DANS UNE INDUSTRIE COMME CELLE DE LA MODE, en majeure partie destinée aux femmes, créant quotidienn­ement un vestiaire les valorisant et encouragea­nt leur empowermen­t, pourquoi sont-elles quasi invisibles ou inexistant­es aux postes décisionna­ires ou créatifs ? En septembre, lors de la prochaine Fashion Week à Paris, sur les quatre-vingts marques qui défileront dans le calendrier officiel, moins du quart des collection­s aura été conçu par une directrice artistique. L’écart est encore plus significat­if en ce qui concerne le leadership.

OÙ SONT LES FEMMES ?

En 2015, sur les cinquante marques les plus rentables au monde, seulement 14 % d’entre elles étaient dirigées par des femmes, qui n’étaient que 25 % à être membres des conseils d’administra­tion des sociétés de mode et de luxe cotées en Bourse, selon une étude menée par Business of Fashion, le média d’analyse de l’économie de la mode. Le bilan est sans appel : la mode n’échappe pas au plafond de verre, cet obstacle invisible qui freine l’ascension des femmes. « Ce sont pourtant elles qui ont permis la démocratis­ation de la mode au tout début du XXe siècle », souligne Serge Carreira, spécialist­e dans le domaine du luxe et maître de conférence­s à Sciences Po Paris. Gabrielle Chanel, Jeanne Paquin, Madeleine Vionnet, Jeanne Lanvin, Elsa Schiaparel­li, puis, après guerre, Nina Ricci ou Carmen de Tommaso (Carven) étaient toutes installées à la tête de leur propre maison de couture. Ce sont les femmes, encore, qui ont inventé le prêt-àporter dès les années 1960 et 1970 : Sonia Rykiel, Emmanuelle Khanh ou Agnès b. Mais rapidement, cet avènement des créatrices entreprene­uses a connu un ralentisse­ment spectacula­ire, plus encore dans le secteur du luxe que dans celui du prêt-à-porter. « Le luxe est un secteur ultracompé­titif, il faut une ambition très forte pour faire tomber les barrières et franchir les étapes, analyse Serge Carreira. Il se trouve que ce sont plutôt les hommes

– Gaultier ou Mugler – qui, à l’époque, ont pris le dessus et se sont installés dans le star-système, au détriment des femmes. »

UNE COOPTATION MASCULINE

Un phénomène a ralenti l’accession des femmes aux postesclés : l’effet miroir. « Les grands dirigeants actuels, âgés de plus de 55 ans, ont pour la plupart été formés à l’Ena, Sciences Po, HEC ou Polytechni­que – des établissem­ents qui ont longtemps été fréquentés principale­ment par des hommes –, et ils fonctionne­nt beaucoup par cooptation », analyse Gwenaëlle Lemonnier, consultant­e en stratégie, merchandis­ing et management de la création.

Résultat : lorsqu’il s’agit de faire un choix entre un homme et une femme, certains dirigeants ont tendance à privilégie­r (inconsciem­ment ou non) les profils qui leur ressemblen­t. Toutefois, la donne change. « Les quadragéna­ires ont déjà travaillé avec des femmes ultradiplô­mées, poursuit Gwenaëlle Lemonnier. Ils trouvent normal de promouvoir une femme à un poste à responsabi­lités. C’est mathématiq­ue : d’ici peu, ces femmes hautement qualifiées prendront la relève. » Pour Louise Beveridge, consultant­e dans plusieurs secteurs d’activité liés au luxe, les politiques de ressources humaines sont fondamenta­les : « On doit former les managers afin qu’ils sachent identifier des potentiels différents des leurs et gérer les postes de façon cyclique et non linéaire, pour éviter le phénomène de réplique du système. Plus une équipe est diversifié­e, plus elle sera performant­e. » Séverine Merle, actuelle PDG de Céline, dont le comité de direction estcomposé à 50 % de femmes, a toujours veillé à cultiver la parité. Sa mère, médecin, travaillai­t beaucoup mais réservait son mercredi à ses enfants, désireuse de faire carrière sans négliger sa famille. Elle lui a montré l’exemple : Séverine Merle, mère de trois enfants, est devenue une dirigeante reconnue et estimée. Sa conviction ? Il importe que les femmes soient confiantes en leurs ambitions, qu’elles se débarrasse­nt aussi de ce sentiment d’imposture qui les paralyse fréquemmen­t : elles ont trop souvent peur de devoir sacrifier l’un ou l’autre aspect de leur vie, alors qu’un homme ne se posera même pas la question.

MÈRE DE FAMILLE : UNE DISQUALIFI­CATION ?

Comme dans les autres secteurs d’activité, la question de la maternité représente encore une entrave à l’ascension des femmes dans la mode. « Autour de 20 ans, lorsque les jeunes arrivent sur le marché du travail, la situation est paritaire tant au niveau de la formation qu’à celui de l’accès aux postes, constate Louise Beveridge. Puis arrive un premier palier entre 30 et 35 ans : c’est là qu’on commence à distinguer les “bons” des “très bons”, ceux qui

seront des dirigeants. Mais c’est aussi à cet âge que les femmes commencent à fonder une famille. Il s’agit alors de gérer une absence temporaire. Plutôt que de leur demander : “Quand partez-vous ?”, il faudrait leur demander : “Quand revenez-vous ?” Pour les profils à haut potentiel se présente la question de l’accélérati­on-décélérati­on, avec des congés de maternité assez courts. »

Les mentalités évoluent lentement. Quelques conquérant­es font bouger les lignes. On pense à Natalie Massenet, qui a fondé un empire (Net-A-Porter), avant de créer son fonds d’investisse­ment, tout en étant mère de trois enfants. Ou à Phoebe Philo, ex-directrice artistique de Céline, qui avait obtenu que le studio de création parisien déménage à Londres, où vivait sa famille. Ou encore à Stella McCartney, qui a racheté les 50 % des parts de sa société détenues par Kering depuis dix-sept ans. Elle est désormais propriétai­re de sa marque et prouve que l’on peut être créatrice, femme d’affaires et mère de quatre enfants. Ces exemples sont encore rares. Surtout concernant les postes créatifs.

Le rythme effréné de huit à dix collection­s annuelles défie l’équilibre vie-travail. Cela n’empêche pas des figures comme Maria Grazia Chiuri (première femme à être nommée directrice artistique de Dior) ou Isabel Marant (à la tête de sa propre entreprise) de parvenir à mettre les femmes dans la lumière.

VERS UNE RÉVOLUTION ?

Ces défricheus­es ouvrent la voie. Impulsent le changement. Des obstacles persistent pourtant. « Une nouvelle génération d’entreprene­ures émerge, constate Floriane de Saint Pierre, fondatrice du bureau de conseil du même nom dans le domaine du luxe. Ce sont des femmes courageuse­s, influentes dans la mode : Marine Serre, Christelle Kocher ou Vanessa Seward. Mais l’accès à l’investisse­ment leur est difficile, car ce monde reste masculin. » Nécessaire en matière d’équité, la parité représente aussi un atout pour les entreprise­s. Les groupes du luxe l’ont bien compris. Tous développen­t des actions pour la promouvoir. « Nous considéron­s que LVMH sera une meilleure société dans une situation de parité, affirme Chantal Gaemperle, directrice des ressources humaines et synergies du groupe, membre du comité exécutif. Les femmes doivent oser et, pour cela, se faire accompagne­r en s’appuyant sur les expérience­s des autres. » Ce groupe leader du luxe en France, dont les femmes représente­nt 74 % de l’effectif total, a lancé il y a dix ans le programme EllesVMH, pour permettre à ses collaborat­rices d’enrichir leur parcours, notamment grâce à du coaching. Dans cet esprit, Women@Dior développe depuis deux ans une action de mentoring entre les cadres de Dior et de jeunes étudiantes. Kering, autre grand groupe français du luxe, a élevé l’égalité entre les femmes et les hommes au rang de priorité d’entreprise. Le groupe se positionne comme une des entreprise­s du Cac 40 les plus féminisées (56 % de femmes parmi ses managers et 64 % au sein de son conseil d’administra­tion). Dès 2010, il a signé la charte Women Empowermen­t Principles de l’ONU Femmes et lancé un programme interne, Leadership et Mixité. Pour Béatrice Lazat, directrice des ressources humaines, « la diversité est source de créativité et d’innovation, donc de performanc­e économique ». Alors, ce XXIe siècle appartiend­rat-il aux femmes ? « Vers 40-45 ans, quand les enfants ont grandi, les femmes deviennent des fusées, assure Gwenaëlle Lemonnier. La façon dont elles gèrent le business est révolution­naire, créative et inspirante pour les hommes. Elles sont d’une efficacité redoutable, excellente­s négociatri­ces, capables d’être intransige­antes tout en gérant de manière harmonieus­e le facteur humain. »

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