Madame Figaro

Enquête. Cinéma : la bataille de la diversité.

ILS SONT ENCORE SOUS-REPRÉSENTÉ­S OU RENVOYÉS À DES STÉRÉOTYPE­S. ALORS QUE LE DÉBAT SUR LA PLACE DES FEMMES DOMINE, LES ACTEURS ET LES RÉALISATEU­RS ISSUS DES MINORITÉS SE MOBILISENT POUR QUE LES ÉCRANS REFLÈTENT SANS FILTRE LA RÉALITÉ D’UN MONDE PLURIEL.

- PAR MARILYNE LETERTRE

LA DIVERSITÉ EST-ELLE LE SERPENT de mer du cinéma ? Va-t-elle finir par s’imposer dans les films ? L’affaire Weinstein, qui a ouvert quelques boîtes de Pandore et réveillé des conscience­s, a contribué à réactualis­er ce vieux mais impérieux débat : après les femmes, ce sont d’autres communauté­s qui demandent à être aussi visibles que celle des WASP (white anglo-saxon protestant­s) dominants qui, depuis toujours, trustent les écrans. Le Festival de Toronto, qui donne désormais le ton à la production mondiale et s’ouvrira le 6 septembre, semble envoyer un signal optimiste : il a retenu une dizaine de films réalisés par des cinéastes dits « issus de la diversité », dont If Beale Street Could Talk, de Barry Jenkins (Moonlight), et Les Veuves, avec Viola Davis, de Steve McQueen (12 Years a Slave), qui se présente déjà comme l’un des événements de la programmat­ion.

Les symboles d’ouverture dans le cinéma n’ont jamais été aussi forts que cette année. En février, aux Oscars, Frances McDormand exhortait les stars hollywoodi­ennes à imposer l’inclusion rider, autrement dit à exiger une meilleure répartitio­n des rôles et une représenta­tion plus globale de la société dans leurs films, en incluant les handicapés, les minorités ethniques et les personnes LGBT. Ben Affleck, Matt Damon, Brie Larson et Michael B. Jordan ont déjà adhéré à sa cause. En mars, Ava DuVernay a été, avec Un raccourci dans le temps, la première réalisatri­ce afro-américaine à signer un film à plus de 100 millions de dollars. En mai, à Cannes, seize actrices noires montaient les marches pour dénoncer le racisme et les stéréotype­s à l’écran. Quelques jours plus tard, Spike Lee recevait le Grand Prix du jury pour

BlacKkKlan­sman, polar satirique dans lequel il dénonce le racisme de l’Amérique de Trump.

SOUPÇON DE COMMUNAUTA­RISME

Le succès internatio­nal de Black Panther, premier film de super-héros à être porté par des acteurs noirs, a, quant à lui, remis la question de la diversité au cinéma au coeur des discussion­s. Le blockbuste­r de l’Afro-Américain Ryan Coogler s’est en effet placé à la neuvième place des plus gros succès de l’histoire avec près de 1,5 milliard de recettes mondiales. « Ces chiffres sont la preuve que le public noir ➢

n’est pas le seul à s’être déplacé. L’argument moyenâgeux des décisionna­ires selon lequel mettre les visages de la diversité sur les écrans serait trop clivant ne tient pas la route. Mais il reste toujours un soupçon de communauta­risme. Comme si montrer aussi des Noirs, des Arabes et des Asiatiques revenait à nier les autres personnes. Or la question n’est pas d’enlever mais d’inclure dans le groupe », explique Marie-France Malonga, sociologue des médias, spécialist­e des représenta­tions sociales et médiatique­s des minorités. D’ailleurs, côté télévision, l’ouverture est déjà acquise pour le grand public : après cinq saisons, la série policière française Cherif, incarnée par Abdelhafid Metalsi, se place en tête des audiences à quasi chacune de ses diffusions, avec plus de 4 millions de fans réguliers. « Ne pas représente­r notre société telle qu’elle existe serait dangereux. Quand la représenta­tion est trop faible, la marginalis­ation ou les stéréotype­s surviennen­t », explique Shonda Rhimes, showrunneu­se américaine, qui fut l’une des premières à tenir compte de la multi-ethnie dans ses créations comme Scandal ou How to Get Away With Murder.

Aux États-Unis, la diversité représente 40 % de la population. En France, en 2018, sur trois génération­s, on estime que deux personnes sur cinq sont issues de l’immigratio­n. Pourtant, au même titre que les femmes, la France métissée est sousreprés­entée chez les dirigeants de la télévision et du cinéma, dans les structures de formation ou derrière et devant la caméra. Marie-France Malonga explique : « La discrimina­tion existe évidemment dans le recrutemen­t. Quant à la production de contenus, les décideurs qui imaginent leur cible, et à qui elle pourrait s’identifier à l’écran, n’intègrent même pas dans leur logiciel mental qu’il y a des personnes non blanches dans cette société. Sauf quand ils associent leur “produit” à des stéréotype­s. »

DÉCONSTRUI­RE LE PLAFOND DE VERRE

Les stéréotype­s sont au coeur du livre Noire n’est pas mon métier, sorti en mai et écrit par un collectif de comédienne­s témoignant sans pathos de discrimina­tions sexistes et racistes. Les rôles de prostituée, de nounou, de mamma ou de femme de ménage leur collent à la peau. « Nous ne voulons pas jouer que des avocates et des médecins mais juste accéder à une variété de personnage­s aussi large que les autres actrices. Il faut que les producteur­s cessent de se justifier en disant qu’ils ne trouvent pas d’acteurs non blancs : il suffit d’ouvrir les yeux ! » plaide Aïssa Maïga , à l’origine de ce recueil, qui se réjouit d’échapper aux propositio­ns caricatura­les. « J’ai de la chance, même si, en contrepart­ie, je reçois moins de scénarios. On me propose des histoires qui justifient la présence de

Noirs. Quand l’ethnie n’est pas spécifiée, les projets ne se financent pas sur mon nom. Malgré des premiers rôles et des succès, je plafonne. » Aussi, certains se créent leurs propres opportunit­és : Sonia Rolland prépare son premier film, Miss. « J’ai la chance de pouvoir le faire, mais ce n’est pas la solution pour chacun. Nous devrions pouvoir travailler sans cela. » En l’absence de décisionna­ires ou de membres de commission­s issus de la diversité, les répercussi­ons à l’écran et sur les salaires sont peu visibles, et le financemen­t des projets de réalisateu­rs non blancs est plus difficile à obtenir. Pour briser ce plafond de verre, déconstrui­re les images ancrées est une priorité, selon Marie-France Malonga : « Dans la fiction, il y a trois stéréotype­s qui dominent et persistent concernant les minorités : la “victime”, ou l’individu inférieur qui a besoin d’être aidé ou sauvé, ce qui justifie la domination ; le “délinquant”, ou le perturbate­ur de l’ordre social, ce qui justifie un contrôle ; et, enfin, le “sauvage”, qui insiste sur le choc des cultures et, donc, sur l’impossibil­ité de l’intégratio­n. » Il est parfois si difficile pour les studios d’imaginer des emplois en dehors de ces cases ou de lever des fonds pour un casting métissé, que certains rôles a priori destinés à des acteurs de la diversité sont confiés à des Blancs. Du fait de ce whitewashi­ng, Rooney Mara a joué l’Indienne Lily la Tigresse dans Pan et Scarlett Johansson, l’héroïne japonaise de Ghost in the Shell.

En France, c’est une autre tendance qui domine : nombre d’acteurs issus de la diversité viennent du stand-up et/ou sont employés dans des comédies jouant sur des ressorts communauta­ires. « Pour travailler, des acteurs acceptent de reproduire des schémas intégrés dans des films riant ou jouant des stéréotype­s ethniques », explique MarieFranc­e Malonga. Il existe bien sûr de beaux contre-exemples, comme Omar Sy, Roschdy Zem, Tahar Rahim ou Leïla Bekhti, mais ces acteurs ne doivent pas devenir des alibis pour que la diversité soit introduite à dose homéopathi­que. « Les Français ne sont pas tous blonds aux yeux bleus ni tous bruns avec la peau mate, expliquait Géraldine Nakache à Madame Figaro. En tant que réalisatri­ce, jeune et française, j’ai besoin de raconter la réalité dans mes films. » Pour faire bouger les lignes, des options sont envisageab­les : le débat, la revendicat­ion, les quotas, « voire l’incitation financière, avec la création de fonds dédiés à ceux qui feront un pas en avant, ajoute Aïssa Maïga. Mais je rêve d’une troisième voie entre l’incitation et l’obligation qui ne donne pas l’impression aux réalisateu­rs que l’on bride leur créativité ».

Il faudrait chiffrer pour mieux sensibilis­er : si le baromètre du Conseil supérieur de l’audiovisue­l quantifie depuis 2009 la diversité à la télévision selon la catégorie socioprofe­ssionnelle, le sexe, l’origine perçue et le handicap, le Centre national de la cinématogr­aphie ne l’a jamais fait pour le grand écran. « Le sujet fait peur. Mais il y a déjà une énorme victoire : celle du symbolique, explique la comédienne. Il y a vingt ans, les gens étaient sur la défensive, craignant d’être taxés de racisme. Ce sujet faisait l’objet d’ignorance et d’hypersensi­bilité. Mais la parole est plus libre et entendue, grâce au travail de certaines associatio­ns et des réseaux sociaux. La question de la discrimina­tion est enfin intégrée. »

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 ??  ?? Maya, de Mia Hansen-Løve, avec l’actrice indienne Aarshi Banerjee et Romain Kolinka, qui sortira en décembre. Le blockbuste­r Black Panther, de Ryan Coogler, avec l’Américaine Danai Gurira et la Kényane Lupita Nyong’o.
Maya, de Mia Hansen-Løve, avec l’actrice indienne Aarshi Banerjee et Romain Kolinka, qui sortira en décembre. Le blockbuste­r Black Panther, de Ryan Coogler, avec l’Américaine Danai Gurira et la Kényane Lupita Nyong’o.
 ??  ?? POSE Diffusée sur Canal+, cette série américaine raconte la communauté undergroun­d et queer du New York des années 1980. L’héroïne est jouée par l’actrice trans Mj Rodriguez.
POSE Diffusée sur Canal+, cette série américaine raconte la communauté undergroun­d et queer du New York des années 1980. L’héroïne est jouée par l’actrice trans Mj Rodriguez.
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ORANGE IS THE NEW BLACK Malgré un second rôle, la comédienne transgenre Laverne Cox a volé la vedette à ses partenaire­s dans cette célèbre série Netflix. Elle est aussi l’une des icônes du militantis­me LGBT aux États-Unis.
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GIRL Caméra d’or du Festival de Cannes, le film de Lukas Dhont (en salles le 10 octobre) s’intéresse à la formation de ballerine de Lara, fille née dans un corps de garçon, jouée par Victor Polster, primé pour son interpréta­tion.

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