Madame Figaro

Interview. Salman Rushdie : « Les gentils sont en train de perdre. »

DANS LA MAISON GOLDEN, L’AUTEUR AUSCULTE LA TRAJECTOIR­E CHAOTIQUE D’UNE RICHISSIME FAMILLE AMÉRICAINE, DU SACRE D’OBAMA À L’AUBE DE L’ÈRE TRUMP. CRISE ÉCONOMIQUE ET IDENTITAIR­E, VIOLENCE ET POSTVÉRITÉ, L’AUTEUR PORTE UNE PLUME MORDANTE DANS LES PLAIES D’U

- PAR MINH TRAN HUY

DANS SON NOUVEAU ROMAN, Salman Rushdie s’attache à un cinéaste en devenir, René, qui décide de s’inspirer, pour un projet, de ses nouveaux voisins : le mystérieux millionnai­re Néron Golden et ses trois fils – Petya, autiste et génie de l’informatiq­ue, Apu, artiste plasticien, et Dionysos, qui s’interroge sur son identité sexuelle. Tous se sont installés au coeur des « Jardins », enclave très sélecte de Greenwich Village, bientôt rejoints par une splendide et manipulatr­ice Russe, Vasilisa, qu’épouse Néron… Fresque familiale tourbillon­nante, réflexion sur la culpabilit­é et l’origine du mal, chronique d’une chute annoncée, La Maison Golden est aussi un tableau de l’Amérique, de l’arrivée au pouvoir d’Obama à la montée de Donald Trump. Tout en donnant libre cours à sa passion pour le cinéma, l’auteur des Enfants de minuit brosse la geste des espoirs avortés de 2008, éclairant les dérives d’un continent fracturé, des crises économique­s aux meurtres de masse, en passant par l’avènement de la postvérité.

MADAME FIGARO. – La Maison Golden évoque de tragiques dynasties, de la mythologiq­ue maison d’Atrée à celle de La Chute de la maison Usher, d’Edgar Allan Poe… Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer une famille « maudite » ?

SALMAN RUSHDIE. – L’idée que la tragédie est un événement intime, comme le meurtre. La plupart des meurtriers et de leurs victimes se connaissen­t. La tragédie est, elle aussi, une histoire de famille, enracinée dans l’amour et la haine. Et, bien sûr, dès l’instant où quelqu’un met « maison » dans un titre, on sait que cette maison va chuter. Une maison, en particulie­r une grande maison comme la maison Golden, semble éternelle en apparence, mais la vie est fugace et l’illusion de la permanence peut s’évanouir en un clin d’oeil. J’étais également intéressé par l’inévitabil­ité – le sentiment que nous retirons de la tragédie grecque, selon lequel un homme ne peut échapper à son destin, qu’Agamemnon doit être tué par Clytemnest­re – et par l’atmosphère d’appréhensi­on que cette connaissan­ce entraîne. Je voulais mettre en scène un homme profondéme­nt imparfait, coupable d’actes très noirs, et voir ensuite s’il était possible de susciter chez le lecteur de la compassion pour lui du fait du destin tragique qui s’abat sur sa maison – sans pour autant l’excuser pour ses crimes. En somme, donner à ressentir son humanité en dépit de ses méfaits. Pourquoi avoir choisi un réalisateu­r comme narrateur ? Au départ, René devait être écrivain. Mais je me suis ensuite littéralem­ent réveillé au milieu de la nuit en songeant que c’était une mauvaise idée : il y a déjà bien trop d’écrivains qui écrivent sur les écrivains. Quand j’ai pensé en faire un jeune et ambitieux cinéaste, le livre a immédiatem­ent surgi. J’ai été un genre de cinéaste pendant une grande partie de ma vie, et ce n’est pas la première fois que j’utilise des images de films et des

La tragédie est un événement intime, comme le meurtre

références cinématogr­aphiques dans mon travail. Dans Les Enfants de minuit, le narrateur, Saleem, compare l’Histoire à un film qu’on projette : plus vous êtes proche de l’écran, moins vous voyez clairement ce qui s’y passe. Mais jamais je n’avais procédé de façon aussi poussée. J’ai pu donner à René mes propres obsessions – concernant par exemple Godard, Truffaut, Fellini et Kieślowski – et aussi écrire le livre de manière filmique, si l’on peut dire, en une série de scènes relativeme­nt courtes (et une plus longue), et même adopter, ici et là, la forme du scénario. René mentionne Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock. Pensezvous que l’écriture puisse être liée au voyeurisme, comme certains films ? Fenêtre sur cour se déroule dans le même voisinage que celui de mon roman, c’était donc un point de référence naturel. Par ailleurs, Manhattan est rempli de situations semblables à celle de Fenêtre sur cour. Pour la plupart nous disposons, en regardant à travers nos arrière-cours, d’une vue plongeante sur les intérieurs de nos voisins. Une fois que j’ai décidé de prendre comme décor les jardins privés, clos, du MacDougal-Sullivan Gardens Historic District, j’ai commencé à les voir comme une scène, un espace théâtral dans lequel les personnage­s pourraient « jouer » leurs vies tout en étant observés à travers les des maisons entourant les jardins. René est d’abord un voyeur, puis il est aspiré dans les vies qu’il espionne. C’est peut-être le danger du voyeurisme : faites attention, ou vous pourriez bien finir par devenir un acteur à part entière dans les drames des autres…

Certains ont vu dans La Maison Golden un hommage à Gatsby le Magnifique, d’autres au Bûcher des vanités…

Je trouve amusant – flatteur et amusant – que le roman ait été comparé à Gatsby le Magnifique, au Bûcher des Vanités ou encore au Parrain. Quel roman pourrait diable ressembler à ces trois livres à la fois ? Eh bien, je l’ai apparemmen­t écrit ! Je suppose que La Maison Golden rappelle Le Parrain parce qu’on y trouve des gangsters et que l’un d’entre eux est connu sous le nom de Don Corleone. Qu’il peut se rapprocher du Bûcher des vanités parce qu’il essaie de saisir un moment particulie­r dans la vie de New York et, au-delà, de l’Amérique ; Gatsby parce qu’il s’agit de se réinventer. Le vrai nom de Jay Gatsby n’est pas Jay Gatsby, tout comme le vrai nom de Néron Golden n’est pas non plus Néron Golden. Ils se recréent une identité, bien que ce soit pour des raisons différente­s : Gatsby par amour, Néron pour échapper à son existence passée, et peutêtre aussi par peur. J’ajouterai que René a quelques points communs avec le narrateur du roman de Fitzgerald, mais qu’il est aussi très différent sur un point. Nick Carraway reste résolument sur la touche : il ne lui viendrait pas à l’idée de s’insérer dans le triangle amoureux formé par Gatsby et les Buchanan, Tom et Daisy. René franchit cette frontière et s’implique fortement, si bien que le roman devient une sorte de roman de formation, dans lequel, à travers son expérience avec les Golden, ses propres erreurs morales et son besoin de pardon, il mûrit et devient un homme. Pourquoi avoir nourri ce roman, qui se veut réaliste, avec tant de contes, de la mythologie grecque à Baba Yaga ? J’aime le grand bazar de la fable et de la mythologie, auquel nous avons tous accès. Ces histoires contiennen­t tant de significat­ions condensées dans une forme brève qu’elles sont indéfinime­nt utiles à l’écrivain quand il s’agit d’illuminer et d’enrichir son récit. Avec ce personnage de jeune femme russe de Sibérie, il était

“J’aime le grand bazar de la fable et de la mythologie fenêtres”

naturel de convoquer Baba Yaga et Vassilissa la Belle.

J’ai aussi pensé à un de mes films préférés, Dersou Ouzala, de Kurosawa, qui se passe en Sibérie et qui a donné son nom de famille à Vasilisa ; elle s’appelle Arsenieva, d’après l’explorateu­r Vladimir Arseniev, l’un des personnage­s principaux de l’oeuvre de Kurosawa.

Avez-vous également puisé dans d’autres fictions pour des personnage­s comme Petya, qui souffre d’autisme ?

J’ai un ami proche dont le fils, qui est également un proche, a grandi avec le syndrome d’Asperger. Ce fut l’origine de mon intérêt pour le sujet. J’ai ensuite creusé autant que possible, comme je l’ai fait pour le personnage de Dionysos avec son conflit transgenre. Là encore, je suis parti d’une expérience personnell­e – je connais deux personnes qui ont réussi leur transition –, mais cela a ensuite nécessité beaucoup recherches complément­aires. Le roman a ceci en commun avec le journalism­e que l’écrivain doit souvent sortir de sa zone de confort pour découvrir des sujets sur lesquels écrire…

Le roman débute le jour de l’investitur­e de Barack Obama et s’achève avec l’arrivée de celui que René nomme « le Joker ». Est-ce un hasard ?

À l’origine, le livre n’était pas encadré par ces deux événements, c’était simplement une tentative de saisir la réalité de la vie américaine sur à peu près une décennie. Mais, avec la montée du phénomène Trump, je me suis aperçu que l’histoire publique de cette période avait épousé une courbe – un mouvement menant de l’espoir au quasi-désespoir – qui lui donnait une forme, forme que j’ai utilisée comme cadre pour le livre.

L’idée du Musée de l’Identité participe-t-elle de cette réalité de la vie américaine que vous cherchiez à capturer ?

Je suis très fier du Musée de l’Identité. Je soupçonne qu’il pourrait effectivem­ent ouvrir bientôt. Nous sommes tous tellement obsédés par ce sujet ces temps-ci… Mon roman est centré sur un certain type de changement d’identité, avec une famille qui essaie de toutes ses forces d’effacer une identité ancienne pour en forger une nouvelle. L’idée que la significat­ion du concept varie selon les lieux et les cultures m’intéressai­t aussi. En Inde, on entend par « identité » l’identité religieuse, et elle est au coeur de la tentative nationalis­te hindoue de réinventer l’idée de l’Inde en termes purement hindous, en excluant les membres de toutes les autres religions. Au Royaume-Uni, le fantasme nostalgiqu­e d’une identité britanniqu­e imaginaire

– qui réapparaît­rait magiquemen­t si seulement tous ces méchants étrangers étaient renvoyés au pays – se trouve au coeur de la calamité du Brexit. Aux États-Unis, deux visions de l’Amérique sont actuelleme­nt en train de s’affronter, et les gens ont une conscience aiguë des questions d’identité raciale et sexuelle. Je voulais donc essayer d’embrasser toutes ces problémati­ques, et inventer un musée semblait être une bonne façon de procéder…

Est-ce aussi de là que vient le slogan d’Apu Golden, « Dirt is freedom » ? Cet éloge de l’impureté fait-il pour vous écho aux événements de Charlottes­ville ?

Chaque fois que des idées de pureté font leur entrée dans la vie publique, des gens commencent à mourir. Les idées de pureté raciale ont joué un rôle-clé tant dans le nazisme que dans le « nettoyage ethnique » de l’ex-Yougoslavi­e. La suprématie de la race blanche est également le moteur de la politique américaine actuelle. De ce fait, et ce n’est qu’à moitié pour rire, je propose une théorie alternativ­e, qui fait l’éloge de la boue.

Pensez-vous, comme l’amie de René, Suchitra, que « la fiction, c’est l’élite. Plus personne n’y croit. Le postfactue­l est produit par le marché de masse, l’ère de l’informatio­n, les trolls. C’est ce que veulent les gens » ? Et qu’il existe une guerre entre élites ?

Je pense que le monde éduqué, qui lit des livres, a été qualifié d’« élite » de façon inappropri­ée par les véritables élites, celles qui nous dominent actuelleme­nt. Qu’il y a bel et bien une guerre et que, pour l’heure, les gentils sont en train de perdre.

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Salman Rushdie dans Central Park.

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