Madame Figaro

Phénomène : orthophoni­stes, une passion française.

DANS UNE SOCIÉTÉ SOUS PRESSION, OÙ LES ENFANTS DOIVENT GRANDIR SANS ATTENDRE, CES THÉRAPEUTE­S SOIGNENT LES TROUBLES DE LA COMMUNICAT­ION. ALLIÉS INCONTOURN­ABLES OU PRODUITS D’UNE ÉPOQUE EXAGÉRÉMEN­T PERFECTION­NISTE ?

- PAR ELIZABETH GOUSLAN / ILLUSTRATI­ON FABIENNE LEGRAND

L’ORTHOPHONI­STE, PERSONNALI­TÉ encore méconnue du grand public ? Plus pour longtemps. Cet automne, Leïla Bekhti va popularise­r cette fée du langage sur le grand écran. Dans Un homme pressé, d’Hervé Mimran (sortie le 7 novembre), l’actrice interpréte­ra le rôle de l’énergique orthophoni­ste d’un Fabrice Luchini en homme d’affaires devenu aphasique à la suite d’un AVC. Dans la vraie vie, le profil de cette profession de santé, nouvelle coqueluche des familles, est bien ciblé : de sexe féminin à 97 %, elle possède un bac + 5 et est âgée, en moyenne, de 43 ans. Et c’est bien elle que l’on vient consulter en masse quand les notes chutent, et que le redoubleme­nt menace. Remettre en

selle l’enfant en échec scolaire, depuis la maternelle jusqu’au bac, voilà sa mission. « L’orthoph’ », comme la surnomment les petits, rattrape le temps perdu en colmatant les retards de parole, réconcilie ceux qui sont fâchés avec les mots, rééduque les dyslexique­s, les dysorthogr­aphiques, les dyscalculi­ques, et rassure les mères en détresse en coachant leur progénitur­e désorienté­e. Cette discrète devient ainsi incontourn­able.

TROP PEU NOMBREUSES

Florence, la trentaine souriante, jeans, Perfecto et queue-de-cheval, reçoit dans un vaste appartemen­t du Xe arrondisse­ment de Paris. Trois jeunes orthophoni­stes et un ostéopathe se partagent ce cabinet. Mobilier minimalist­e, ambiance zen, une dizaine de Tom-Tom et Nana dispersés sur la table basse, musique feel good : la salle d’attente est peuplée de mères anxieuses accompagna­nt leurs rejetons. Florence fait partie des 862 orthophoni­stes installées en libéral, à Paris. C’est un chiffre minuscule, si l’on considère qu’il existe 3 000 dentistes et 1 700 psychologu­es répertorié­s dans la capitale. « Il n’y a pas assez d’orthophoni­stes, confirme Florence, car la demande est énorme. Nos listes d’attente s’allongent d’année en année. J’ai des patients qui habitent loin, en banlieue, et qui, faute de profession­nels près de chez eux, font une heure de trajet pour venir à mon cabinet chaque semaine. »

Selon la Fédération nationale des orthophoni­stes, le volume d’actes a doublé en dix ans. Et il risque d’augmenter avec la décision prise au printemps par Emmanuel Macron : à la rentrée 2019, l’âge de la scolarisat­ion obligatoir­e sera abaissé à 3 ans, au lieu de 6 ans. L’ambition ? Que l’école maternelle devienne une structure essentiell­e et non plus (parfois) une crèche bis. Le risque à maîtriser ? Que les moins de 6 ans soient soumis à la pression d’apprendre vite, au même rythme, dans un cadre scolaire de plus en plus intolérant à la différence. « Quand j’ai enfin eu un rendez-vous pour Oscar, explique la mère d’un petit patient de Florence, j’étais euphorique. Cela faisait deux mois que j’étais sur liste d’attente, je désespérai­s de trouver une orthophoni­ste. Mon enfant, qui est en deuxième section de maternelle, s’exprime mal. Il peine en classe, et son institutri­ce insistait pour qu’on lui fasse passer un bilan. » Le bilan, c’est le sésame, cette épreuve initiatiqu­e qui est aussi l’occasion d’une première rencontre entre les parents, l’enfant et la thérapeute du langage. Il dure une heure et ventile une série de tests, souvent ludiques, permettant de cerner les lacunes. Après cela, les séances débutent. « Elles durent trente minutes, précise Florence. Selon les troubles démontrés par le bilan – simple retard de parole, troubles de l’articulati­on, dyslexie –, on met en place un processus de rééducatio­n. » Plus le lien est bon, plus l’orthophoni­ste est compétente, plus les résultats sont présents. Même les plus récalcitra­nts parviennen­t à déchiffrer des syllabes, puis des mots et des phrases ; l’arithmétiq­ue se dévoile autrement, la graphie aussi. L’orthophoni­ste adapte des techniques d’apprentiss­age de la lecture, de l’orthograph­e, de la syntaxe. Une précieuse alternativ­e au processus scolaire, qui panique ou perturbe l’enfant en échec : « On échoue rarement, sauf s’il s’agit de problèmes psychiques très graves ou de formes d’autisme », ajoute Florence.

RASSURER LES PARENTS

Dans son cabinet, on reçoit des parents de plus en plus jeunes, stressés par le couperet du redoubleme­nt, hantés par le spectre de la performanc­e et de la sélection, et persuadés que « tout se joue avant 6 ans » – cette formule anxiogène sert d’ailleurs de titre au best-seller du psychologu­e Fitzhugh Dodson. Optimiste, Florence estime qu’il ne faut pas la prendre au pied de la lettre. Et nombre d’orthophoni­stes invitent les parents à arrêter, par exemple, les cours d’anglais infligés aux tout-petits, pour les emmener bricoler, jardiner, cuisiner. Loin des applis et de leurs écrans.

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