Madame Figaro

Rencontre : Jean Paul Gaultier, revue de style.

- PAR MARIE-NOËLLE DEMAY / PHOTOS SÉBASTIEN AGNETTI

Le facétieux couturier entre en scène. Le 2 octobre, les Folies Bergère accueillen­t le spectacle de sa vie, “Fashion Freak Show”. Un rêve d’enfant qu’il réalise avec la complicité de Tonie Marshall et d’une pléiade d’amies. Confidence­s et portraits de groupe en avant-première.

À QUELQUES JOURS DE LA PREMIÈRE DE SON FASHION FREAK

SHOW, l’ambiance dans l’immense showroom parisien du couturier est joyeuse, rieuse, détendue. Les vêtements de la revue attendent d’être choisis, attribués ou transformé­s pour la énième fois par Jean Paul Gaultier, que tout inspire, à chaque instant. Ce spectacle sur mesure conçu comme une succession de tableaux égrenant les pages de son journal intime, il l’a voulu, rêvé, imaginé dans ses moindres détails. Pour le concrétise­r, il a fait appel à plusieurs amies : Tonie Marshall cosigne la mise en scène, Farida Khelfa présente deux petits films, et aussi, entre autres, Béatrice DemiMondai­ne, la rockeuse de The Voice (le télé-crochet de TF1), Marion Motin, la chorégraph­e de génie (notamment pour Stromae ou Chris, ex-Christine and the Queens), et la gracile top-modèle Anna Cleveland… Chacune a mis son talent au service de cette revue, où se mêlent musique, danse, défilés, hommages, vidéos en un livret échevelé et forcément hors norme.

« Avec cette revue-spectacle, je dis ma vérité. Mon goût des personnes différente­s – sans doute parce que, enfant, je l’étais moi-même –, des métissages, des extrêmes, des originaux dans leur façon de marcher, de danser ou de penser. » C’est donc une ode à une beauté qui se joue des codes, dans laquelle on retrouve son appétence pour l’inédit, l’accident, la différence : « Je ne suis pas un faiseur de messages, mais on peut dire beaucoup de choses au travers d’un vêtement. » Ce qu’il a fait, et souvent avant l’heure : les hommes en jupe, en 1984 ; les gens de la rue qui deviennent mannequins ; les mannequins qui osent être rondes, rasées, tatouées, androgynes, voire transgenre­s. Ses vêtements suivent le mouvement : une marinière, en 1983, épouse un corset ou devient, en 1997, robe du soir pour sa première collection haute couture…

Jean Paul Gaultier le sait bien : il doit tout à son enfance. Notamment à cette punition d’une maîtresse du primaire qui avait épinglé, dans son dos, son dessin de danseuse emplumée et lui avait fait faire le tour des classes. « Moi qui n’aimais pas les jeux de garçon, qui étais rejeté, solitaire, d’un seul coup, avec ce dessin, j’ai fait rire mes camarades. J’étais aimé, admiré. J’avais gagné. » Un couturier était né. Alors, pour ce spectacle, il a convoqué sa Mémé Garabé, avec laquelle, petit, il regardait – déjà – les spectacles des Folies Bergère à la télévision. Et Nana, son ours en peluche, Francis, l’amour de sa vie, mais aussi les soirées du Palace, les nuits de Londres, ses vêtements iconiques, Madonna, Joséphine Baker (liste non exhaustive), pour autant de tableaux qui illustrent sa vie d’enfant terrible de la mode, terribleme­nt aimé…

AMITIÉ

« C’est essentiel ! Mes amis, je les considère comme ma famille. Cette revue, c’est aussi une histoire d’amitié, avec Tonie, bien sûr, Farida, et tous ceux qui comptent et ont compté dans ma vie. Et si je suis d’une extrême fidélité, en retour, j’attends la même chose. J’aime être l’ami préféré, sans doute un défaut de fils unique choyé. Petit, à l’école, si j’avais élu comme ami un camarade de classe, je ne comprenais pas du tout pourquoi il avait plusieurs autres amis et ne se satisfaisa­it pas uniquement de moi ! Sinon, je suis assez nul sur les dates : ne comptez pas sur moi pour fêter un anniversai­re, qu’il s’agisse du mien ou de celui des autres, il faut que je regarde mon agenda. Or, souvent, j’ignore totalement quel jour nous sommes ! »

GENRES (mélange des)

« J’ai toujours vu la beauté partout et spécialeme­nt dans les différence­s. J’ai ainsi fait défiler des filles avec un côté masculin, comme Leslie Winer. Des garçons avec un côté féminin, sensible et tendre. Ou des androgynes, comme la chanteuse Edwige Belmore, icône punk des années 1980. Lorsque j’ai commencé à faire des collection­s pour les hommes, je les ai habillés en jupe. J’ai voulu montrer leur fragilité, en faire des hommes-objets, en traitant la mode pour homme à l’instar de celle pour femme… Et n’oublions pas que mon ours en peluche a été le premier transgenre ! Mes parents refusaient de m’acheter une poupée. Inspiré par une émission sur la couture, j’ai découpé des cônes dans du papier journal en guise de seins et je les ai collés sur mon ours, rebaptisé dès lors Nana ! »

FÉMINISME

« Les mannequins que j’ai côtoyées à mes débuts étaient des femmes fortes, qui choisissai­ent leur vie. Au même moment, on employait souvent l’expression

“Sois belle et tais-toi”, à la fois adage et film. Cela me choquait beaucoup : elles sont belles, alors ça veut dire qu’elles sont stupides ? Même indignatio­n pour “ravissante idiote”. Je trouvais scandaleus­e cette image de la femme, c’est comme si on m’insultait moi, alors que je ne connaissai­s que des femmes décidées. À ma manière, de façon un peu malicieuse, j’ai essayé de rétablir l’équilibre en inversant symbolique­ment le côté des poches portefeuil­le des vestes d’homme, par exemple, pour redonner le pouvoir de l’argent aux femmes. »

AMOUR

« Dans ma vie, l’amour avec un grand A, c’est Francis… Il a été mon compagnon durant seize ans avant de décéder des suites du sida, en septembre 1990. Nous nous sommes rencontrés par l’intermédia­ire d’un ami, sur le boulevard Saint-Michel, à Paris. Cela a été love at first sight, sauf que je ne savais pas s’il était homosexuel. J’en ai eu très vite la confirmati­on : il avait demandé mon numéro de téléphone ! Nous étions parfaiteme­nt en osmose, beaucoup de points communs. Je n’aurais jamais pu faire ma première collection (en 1976) sans lui, ni lancer ma maison… Dans mon existence, l’amour a toujours tenu une place capitale. L’amour de la vie, de la beauté, de ma grandmère, de mes parents, qui étaient si ouverts sur les races, les différence­s. Je me souviens que, enfant, alors que nous regardions Devine qui vient dîner…, de Stanley Kramer, un film de 1967 avec Sidney Poitier, acteur noir amoureux d’une jeune femme blanche, j’ai demandé : “Et moi, si j’avais une amie noire, vous l’accepterie­z ?” La réponse a été immédiatem­ent “oui”. Des années après, lorsque j’ai annoncé que mon petit ami était Francis, ma mère m’a juste demandé : “Vous vous aimez ? Alors, c’est très bien.” »

NUIT

« Contrairem­ent à ce que beaucoup de gens imaginent, je ne suis pas du tout quelqu’un de la nuit, mais plutôt de l’ombre. Jeune, j’étais très timide, peu sûr de moi, mal à l’aise en représenta­tion, je me ratatinais sitôt qu’il y avait foule ! Lorsque je vivais avec Francis, nous n’avions pas de moyens et passions notre temps à travailler sur les collection­s, y compris la nuit. Le Palace que j’évoque, celui de la grande époque, je n’y allais guère. Au début, j’étais inconnu, je n’étais donc pas invité aux grandes fêtes comme celles organisées par Karl Lagerfeld. Et aujourd’hui que je suis davantage connu, je n’ai pas du tout envie que l’on me regarde en train de danser ! La fête, pour moi, cela signifie surtout avoir fait une belle collection. »

BISTOURI

« La première opération que j’ai pratiquée était sur Nana ! La chirurgie plastique a un rapport fort avec la mode. Dans un sens, nous, les couturiers, faisons de la chirurgie esthétique : nous mettons des paddings pour structurer une épaule, soulignons la taille, ajoutons des hanches ou de fausses fesses. Dans le spectacle, je propose des parures qui mettent en valeur ou transforme­nt le corps. Avec de l’humour et selon une esthétique qui est la mienne. Le corps peut être aussi travaillé par le tatouage, par exemple. D’ailleurs, je revendique ma collection Tatouages, en 2012. Ce qui était au départ un phénomène de tribu a pris une incroyable dimension populaire. Moi, j’en ai deux : celui de mon signe zodiacal, Taureau, et un des îles Marquises. »

FOLIE(S)

« C’est une folie que de faire une revue aux Folies Bergère, je dois l’admettre ! Mais j’aime cela à la folie, et cela aurait été fou de ne pas le faire. Je le voulais depuis toujours. Mon travail a constammen­t été en lien avec le spectacle. J’ai imaginé des vêtements pour ceux de Madonna ou de Kylie Minogue. Et, dans mes défilés, j’ai toujours aimé que mes mannequins bougent d’une façon théâtrale, comme des actrices. Les Folies Bergère restent un lieu merveilleu­x, qui a gardé intact son côté décadent et sublime, son âme. Même si cela n’est pas toujours compatible avec les techniques actuelles ! Mais c’était ce lieu-là et pas un autre. »

« Jean Paul Gaultier Fashion Freak Show », du 2 octobre au 30 décembre, au Théâtre des Folies Bergère, à Paris.

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 ??  ?? Jean Paul Gaultier, avec Anna Cleveland.
Jean Paul Gaultier, avec Anna Cleveland.

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