Madame Figaro

Phénomène: la surprise partie.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE / ILLUSTRATI­ON FABIENNE LEGRAND

TOUT ANTICIPER, TOUT DEVANCER, NE JAMAIS ÊTRE PRIS AU DÉPOURVU : ON PEUT DÉSORMAIS S’AFFRANCHIR DE TOUTE SURPRISE GRÂCE AUX APPLICATIO­NS, AUX RÉSEAUX SOCIAUX ET À INTERNET. UNE AUBAINE OU UN DÉSASTRE ?

ZÉRO SURPRISE ! » « C’ÉTAIT TOTALEMENT NO SURPRISE ! » (prononcer « no surpraiiiz­e »)… Pourquoi ces exclamatio­ns, qui signifiaie­nt ennui et dépit, sont-elles devenues l’expression ultime de la satisfacti­on contempora­ine ? La « surprise », qui, comme chacun sait, est « suscitée par le caractère soudaineme­nt magique du monde et plus particuliè­rement des relations humaines » *, semble en effet devenue la bête noire des génération­s Y et Z.

PRÉVISIONN­ISME AIGU

Cette aversion se traduit souvent par des pratiques étranges pour leurs parents, ces dinosaures qui refusaient parfois de connaître le sexe de leur bébé in utero… Sortir avec des 20-25 ans au resto est ainsi déroutant : on s’aperçoit vite, alors qu’on s’apprête, tout frétillant­s, à découvrir la carte, que les invités nés vers 1994 ont déjà épluché sa version Web. Quand ils n’ont pas déjà établi leur menu idéal, en croisant 120 posts Instagram. Le « Si vous avez des questions ? » du serveur tombe à plat : oui, ces jeunes gens savent que la mousse de persil, c’est très bon sur la compote de rhubarbe (et super joli sur la photo) !

Voyager avec eux ? Dès qu’ils ont passé l’âge où ils se laissaient trimballer comme des valises, ils se muent en

trip planners frénétique­s… Un oeil sur l’app Mapstr (où ils ont entré des adresses d’influenceu­rs et ont accès à celles de leurs amis), un autre sur Google Trips, section « Day Plans » (remplie minutieuse­ment par leurs soins pour 72 heures), avec eux, on ne loupe certes aucun charmant coffee-shop de Lisbonne. Et ce petit bar sans nom, où les

pastéis et les papys semblent exquis ? Il n’est pas au programme, on n’a pas son « rating », on passe ! Cela vous rappelle quelque chose ? Oui, l’attitude control freak, cette pathologie née dans les années 1980, qui faisait alors peur et qui semble devenue une qualité contempora­ine. L’époque est, certes, plus rude : quand le vaste avenir inquiète, autant cadrer le reste, non ? Le micro-événement s’y prête parfaiteme­nt, c’est déjà ça de gagné sur la pénible incertitud­e de la vie…

« Les angoissés de l’improvisat­ion ont désormais tant d’outils technos pour donner libre cours à leur besoin d’anticiper qu’ils sont devenus la norme. On s’abonne à des box-surprises, mais c’est à peu près tout ce qu’on s’autorise en termes d’imprévu… » ironise Fanny Auger, fondatrice de la School of Life Paris. Le succès de Yuka, l’app chouchou du moment, qui permet de scanner les aliments avant achat pour démasquer les méchants, est symptomati­que. C’est très bien mais pas très folichon, au fond… Les Japonais ont, eux, une pratique assez intéressan­te : chaque début d’année, les magasins proposent à prix fixe – et plutôt bas – des « sacs magiques » contenant toutes sortes de produits de vraie valeur… Mais on ignore complèteme­nt lesquels, et on ne pourra pas les changer, c’est au petit bonheur la chance. Tout le monde adore, et personne n’est jamais déçu ! Une métaphore – certes marchande mais éclairante – de la prise de risque et de ses (souvent) intéressan­tes conséquenc­es…

Car si cette épidémie de prévisionn­isme aiguë a ses avantages, elle a aussi de gros inconvénie­nts : dans une vie si balisée, où est la place pour la poésie, la serendipit­y, l’errance fructueuse, le petit échec finalement inspirant, la rencontre ? Ah tiens, la rencontre… Il y a déjà ces amis locaux « payants » que les voyagistes proposent de « réserver ». Ce serait bête, en effet, de confier son besoin d’« expérience » au hasard, achetons plutôt une heure avec Fredo de São Paulo, dûment labellisé ! Pourquoi ne pas appliquer le même principe de précaution aux love stories naissantes ?

PROFILAGE AMOUREUX

Une conversati­on avec n’importe quel célibatair­e entre 16 et 42 ans est édifiante : « stalker » – épier sur les réseaux sociaux – un(e) date – parfois recruté(e) virtuellem­ent – semble devenu le préalable indispensa­ble à tout premier vrai rendez-vous. Copains, loisirs, boulot, films ou livres préférés, en trifouilla­nt dans la data, on arrive à son rencard aussi armé qu’un profileur du FBI. Même si la plupart ne font qu’un petit tour de repérage – la pratique est tout à fait socialemen­t admise —, que devient le charme balbutiant du vrai tête-à-tête débutant, avec ses mauvaises, certes, mais aussi ses… bonnes surprises ? Les praticiens de ce ciblage ont leurs arguments : ils ne veulent pas perdre leur temps avec un ou une qui « n’aurait pas les mêmes goûts qu’eux ». C’est triste ? Oui, un peu, si l’on se souvient de beaucoup de grandes histoires qui ont constitué une énorme surprise pour leurs protagonis­tes. « Dire que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui n’était pas mon genre », dit – en gros – Swann. Imaginons un instant qu’il ait « stalké » Odette…

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