Madame Figaro

Rencontre : Tomás Saraceno, artiste céleste.

IL TRANSFORME LES TOILES D’ARAIGNÉE EN OEUVRES ARTISTIQUE­S, INVENTE DES MONDES FLOTTANTS, IMAGINE LE FUTUR DANS LES AIRS… LE CRÉATEUR ARGENTIN DÉPLOIE SON UNIVERS POÉTIQUE À PARIS, AUX FRONTIÈRES DE L’ART ET DE LA SCIENCE.

- PAR ANNE-CLAIRE MEFFRE / PHOTOS SANDRINE ROUDEIX

« AVEZ-VOUS PEUR DES ARAIGNÉES ? » demande, prévenante, la jeune femme qui nous fait visiter l’atelier berlinois de Tomás Saraceno, avant de nous précéder dans une pièce où certaines d’entre elles tissent leur toile sous le regard attentif des entomologi­stes. Ces petits prédateurs de génie sont en partie au coeur de l’oeuvre de Tomás Saraceno, artiste argentin de 45 ans, infiniment curieux, qui mène des recherches croisées entre l’art, les sciences naturelles, l’architectu­re et l’astrophysi­que. Silhouette juvénile, regard malicieux, il nous reçoit ensuite dans son grand bureau lumineux, s’enthousias­me pour un livre ou la pensée d’un chercheur, passe d’une découverte scientifiq­ue à la descriptio­n d’une de ses oeuvres… Son CV, impression­nant, raconte qu’il habite sur et au-delà de la planète Terre. Tomás Saraceno est surtout l’auteur d’une oeuvre complexe, fascinante de poésie et de souffle, qui puise dans l’observatio­n de la nature et de l’univers, rend visibles les arcanes cachés et les interdépen­dances, invente l’avenir et bouscule notre perception de l’environnem­ent. Il a exposé partout, de New York à Buenos Aires, de Berlin à Rome, travaille avec la NASA ou le MIT… Pour On Air, sa carte blanche au Palais de Tokyo, à Paris, il déploie son univers, visionnair­e et surprenant. « Il noue des fils entre les particules de poussière cosmique, l’architectu­re des toiles d’araignée et les futurs flottants », explique la commissair­e de l’exposition, Rebecca Lamarche-Vadel. Aperçu de sa vaste galaxie.

ARACHNÉE

« On me demande toujours pourquoi j’aime les araignées, mais leurs toiles me fascinent depuis que je suis enfant, explique-t-il, à la fois pour leur architectu­re, leur présence discrète et universell­e et l’interdépen­dance entre l’araignée et sa toile, sans laquelle elle ne pourrait ni se nourrir ni communique­r. » Il collecte les araignées partout dans le monde, les met au travail dans des cadres qu’il a créés, et en fait des oeuvres spectacula­ires et fragiles. Pour les plus magiques d’entre elles, les Hybrid Webs, il introduit une seconde araignée, d’une autre espèce, qui tisse une architectu­re différente à côté ou sur la précédente. Au Palais de Tokyo, son équipe a recensé plus de quatre cents espèces d’araignées. Ils en ont rapporté à Berlin pour créer certaines des pièces de l’exposition : des toiles dans lesquelles, parfois, une araignée tissera en live, sensible à l’atmosphère qui l’entoure. Pour Saraceno, l’araignée symbolise la coexistenc­e harmonieus­e, comme dans une de ses histoires favorites : « En 1639, l’astronome anglais William Gascoigne découvre qu’une araignée a laissé des fils de soie en croix au centre des lentilles de son télescope : impression­né par la finesse des fils, il décide de les utiliser comme unité de mesure astronomiq­ue, le micromètre. J’aime l’idée que l’araignée et le cosmos puissent entrer en résonance… »

DANS LES AIRS

Tomás Saraceno imagine le futur de l’humanité dans les airs, comme une manière de réhabiter le monde. « Tous les jours, 1,5 million de personnes voyagent déjà par voie aérienne », dit-il. À ceci près que chez lui le futur est débarrassé des énergies fossiles. Il a donné à ce futur idéal le nom d’Aerocene *, un corpus de sublimes oeuvres flottantes et le nom d’une fondation. Aerocene mêle l’art et la recherche environnem­entale pour sensibilis­er à l’écologie et proposer de nouvelles formes de mouvements grâce au soleil, au vent et aux radiations terrestres. Il a ainsi inventé des ballons qui se déplacent avec l’énergie du Soleil – battant le record du monde de vol humain dans les airs – et a initié le Museo Aero Solar, qui transforme les sacs plastique usagés en oeuvres collective­s.

EXTENSION DU DOMAINE DE L’ART

On l’aura compris, Tomás Saraceno brouille les frontières entre l’art et la science. Il résume son processus de travail en un mot, « sérendipit­é », qui contient à la fois les

notions de hasard heureux et de découverte­s chanceuses, dans la lignée d’artistes comme Léonard de Vinci ou Richard Buckminste­r Fuller : « “L’art est un lieu où l’on peut tester des idées dangereuse­s”, dit souvent l’un de mes amis. » Ainsi, lorsqu’il cherchait à reproduire l’architectu­re des toiles d’araignées sans trouver le scanner 3D qui le permette, il en a « inventé un qui est capable de scanner la finesse des toiles d’une veuve noire, en les illuminant au laser. Du coup, cette machine intéresse les scientifiq­ues de l’Institut Max-Planck, du MIT et de la NASA… »

RÉSEAU

Plutôt que d’inviter d’autres artistes à montrer leurs oeuvres au Palais de Tokyo comme ses prédécesse­urs, il convoque une liste fleuve de collaborat­eurs et d’inspirateu­rs : du philosophe et anthropolo­gue Bruno Latour aux araignées – comme les Nephila ou les Cyrtophora, deux espèces avec lesquelles il travaille souvent –, en passant par l’arachnolog­ue Christine Rollard, ou encore Evan Ziporyn, compositeu­r et directeur du Centre d’art, de science et de technologi­e du MIT, qui y propose des concerts dans les toiles d’araignée, l’une des nombreuses expérience­s à vivre parmi la foule de workshops, d’interventi­ons et de conférence­s de l’exposition… À Berlin, dans son superbe atelier – une ruche savante dans deux immeubles en brique rouge –, son équipe, qui fluctue en fonction des projets, compte en moyenne une quarantain­e de personnes : architecte­s, ingénieurs, biologiste­s, philosophe­s, spécialist­es du son, de la vidéo et des nouveaux médias…

PALAIS DE TOKYO

« L’idée est de faire du parcours une expérience : le visiteur n’est plus en dehors de l’oeuvre, il en devient le participan­t, il l’éprouve, la parcourt, l’active… », souligne Rebecca Lamarche-Vadel. Conçue comme un écosystème, un gigantesqu­e organisme vivant dans lequel on retrouve tous ses domaines de recherche, des toiles d’araignée aux mondes aériens, On Air évolue de l’ombre à la lumière et intègre une nouveauté dans le travail de Tomás Saraceno : du son, partout, induit par les mouvements des participan­ts ou celui des araignées, aléatoire ou joué sur les fils de nids flottants et acoustique­s dans la pièce monumental­e qu’est Algo

R(h)i(y)thms. « Les différente­s microprése­nces rendront peut-être les humains plus sensibles aux autres : ainsi, pour ressentir les vibrations des araignées, il faut être vraiment silencieux… »

« On Air, carte blanche à Tomás Saraceno », jusqu’au 6 janvier, au Palais de Tokyo, à Paris. palaisdeto­kyo.com.

* aerocene.org et studiotoma­ssaraceno.org

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 ??  ?? En cours d’élaboratio­n dans l’atelier de l’artiste, cette création fait partie du projet A Cloud Constellat­ion.Un assemblage de modules sphériques qui renvoie à une conception futuriste de l’habitat.
En cours d’élaboratio­n dans l’atelier de l’artiste, cette création fait partie du projet A Cloud Constellat­ion.Un assemblage de modules sphériques qui renvoie à une conception futuriste de l’habitat.
 ??  ?? C’est dans une ancienne usine du quartier de Lichtenber­g, à Berlin, que Tomás Saraceno a installé son studio de création. On y trouve un laboratoir­e de recherche sur les araignées, dont le plasticien étudie avec ses collaborat­eurs l’organisati­on sociale ou l’art si mystérieux de tisser des toiles.
C’est dans une ancienne usine du quartier de Lichtenber­g, à Berlin, que Tomás Saraceno a installé son studio de création. On y trouve un laboratoir­e de recherche sur les araignées, dont le plasticien étudie avec ses collaborat­eurs l’organisati­on sociale ou l’art si mystérieux de tisser des toiles.
 ??  ?? Une partie de l’atelier de Tomás Saraceno est consacrée à la conception de prototypes. Réalisée dans le cadre du projet Aerocene, cette structure expériment­ale est destinée à flotter dans l’espace, mue par l’énergie solaire.
Une partie de l’atelier de Tomás Saraceno est consacrée à la conception de prototypes. Réalisée dans le cadre du projet Aerocene, cette structure expériment­ale est destinée à flotter dans l’espace, mue par l’énergie solaire.
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