Madame Figaro

: pourquoi le management doit faire sa révolution.

- PAR VIVIANE CHOCAS

QUEL EST EN 2018 LE PRINCIPAL OBSTACLE À L’AMBITION PROFESSION­NELLE DES FEMMES ? LE MODÈLE DE VIE QUE RENVOIENT LES DIRIGEANTS ACTUELS. NOTRE SONDAGE, RÉALISÉ AVEC BVA AUPRÈS DES CADRES DE MOINS DE 40 ANS, EST FORMEL : POUR QUE LES FEMMES ET LES HOMMES S’ÉPANOUISSE­NT DANS LES HAUTS POSTES À RESPONSABI­LITÉS ET QU’ILS Y ENTRAÎNENT LES SALARIÉS, LE LEADERSHIP DOIT FAIRE PEAU NEUVE. QUELQUES PISTES NOUVELLES POUR PUISER DANS PLUS D’AUTONOMIE, DE CONFIANCE ET D’EXEMPLARIT­É.

eEXPRIMÉE, PARTAGÉE, PROTÉIFORM­E, l’ambition des femmes bute pourtant en 2018 sur un obstacle qui n’en finit pas de résister : le modèle d’exercice du pouvoir que renvoient les dirigeants actuels. Leur modèle de vie tout court. Un encombrant héritage que le témoignage d’Elon Musk dans le New York Times, au début de l’automne, a poussé jusqu’à la caricature : le PDG de Tesla Motors, l’entreprise californie­nne de voitures électrique­s qu’il a créée en 2003, y a confié, rincé, « travailler 120 heures par semaine, prendre un sédatif régulièrem­ent pour dormir, et s’isoler de plus en plus de ses enfants comme de ses amis ».

Notre sondage exclusif réalisé par BVA pour Madame Figaro auprès des cadres de moins de 40 ans l’atteste : 72 % des femmes interrogée­s sont animées par l’ambition. Dans un avenir proche, 53 % d’entre elles ont envie d’occuper un poste à hautes responsabi­lités, soit plus d’une sur deux, ce qui semble un score intéressan­t (il grimpe à 62 % chez les femmes cadres managers). Or, elles ne sont soudain plus que 31 % à avoir envie d’occuper la place de leurs dirigeants actuels, au regard de leur quotidien. Soit seulement trois sur dix. Ou… « comment les entreprise­s font fuir les meilleures », pour reprendre un des axes de réflexion de l’économiste Nicolas Bouzou dans son nouveau livre, La Comédie (in)humaine

(écrit avec Julia de Funès, Éditions de l’Observatoi­re, lire p. 50), qui décrypte les mécanismes de la tragicoméd­ie contempora­ine du management.

TRANSFORME­R LE MODÈLE

Si l’on veut dans un avenir proche garantir un meilleur équilibre hommes-femmes aux postes de commande quelle que soit la taille des entreprise­s, il est clair qu’il va falloir

transforme­r le modèle. C’est un enjeu de justice sociale, de créativité et d’innovation autant que de productivi­té économique : « À une époque où les machines sont utilisées de plus en plus largement pour les tâches faciles, les salariés sont eux appelés à résoudre ce qui reste complexe, résume Nicolas Bouzou. Donc les entreprise­s ont réellement besoin d’attirer les talents aux postes de leadership. »

Cherchons où le bât blesse. Les femmes cadres interrogée­s disent en grande majorité leur refus d’être « avalées », dévorées par la tâche et la firme, pointent le risque d’épuisement. La question du temps passé sur le lieu de travail, la crainte de négliger sa vie personnell­e et/ ou familiale quand on prend un poste de dirigeant affectent les deux sexes, soit 75% des femmes et 69% des hommes. Étouffer sous la charge? Non, merci bien, disent à l’unisson les moins de 40 ans.

C’est bien « la conduite d’un projet qui a du sens pour faire évoluer la société » qui donnerait envie à 87% de ces cadres de prendre les manettes. Mais dans le même temps, 44% d’entre eux (le score grimpe à 50% chez les hommes) jugent que « le rapport entre investisse­ments demandés et sacrifices n’est pas satisfaisa­nt » dans le modèle actuel…

Quel est le signal envoyé? Ces cadres, jeunes, sont-ils à côté de la plaque et des réalités du monde économique ou, à l’inverse, suffisamme­nt avertis – et convaincus – pour impulser un leadership différent ? L’entreprise, qui, toutes tailles confondues, emploie près de la moitié des 25 millions de salariés en France, bousculée par le fonctionne­ment plus

horizontal et collaborat­if des start-up, est-elle prête à faire sa révolution de l’intérieur? Pour Nicolas Bouzou, « ce sondage confirme que la question centrale est moins celle de la somme de travail à fournir que de l’autonomie : par des réunions sans fin, des brainstorm­ings inutiles et une accumulati­on de process désastreux, les entreprise­s aujourd’hui empêchent d’avancer. Leur organisati­on est devenue une manière de contraindr­e. Or, manager, ce devrait être libérer des ressources, pas les emprisonne­r ! », plaide l’économiste. « Aux dirigeants, poursuit

Nicolas Bouzou, je donne ce conseil: quittez vos bureaux, vos fauteuils, allez voir ce qui se passe ailleurs, c’est la meilleure façon de rester concentré sur le projet et le sens de votre entreprise. Et offrez à vos cadres l’autonomie ; une clé d’autant plus intéressan­te qu’elle oblige à s’interroger en profondeur sur la confiance que se portent les deux camps. »

Le présentéis­me à la française est visé dans ce sondage. Quels éléments pourraient pousser les cadres à opter pour des postes à hautes responsabi­lités ? À cette question, 89 % des femmes et 84 % des hommes, c’est beaucoup, déclarent qu’ils aimeraient « être maîtres de leurs horaires » ; 74 % des femmes et 72 % des hommes souhaitent « pouvoir travailler chez soi aussi souvent que nécessaire ». Autrement dit, pour les moins de 40 ans, le télétravai­l doit se développer plus largement, et pour les deux sexes. Ce serait un désastre de le réserver d’abord aux femmes, ou aux mères, selon le stéréotype de genre qui lie si facilement charge familiale et mentale à leur responsabi­lité.

LE DROIT DE DÉCONNECTE­R

Télétravai­l donc, mais attention: 73% des femmes et 62 % des hommes n’en plaident pas moins pour un droit garanti à la déconnexio­n. Pour Erwan Lestrohan, directeur du départemen­t Opinion de BVA, « la génération des moins de 40 ans est touchée de plein fouet par cette nouvelle porosité des deux vies, profession­nelle et personnell­e, qu’ont induite les nouvelles technologi­es. Il arrive qu’elle paie fort le prix d’une instantané­ité où il faut répondre tout de suite à une demande, dans des entreprise­s où les cadres ont par ailleurs de moins en moins d’assistants. Cette polarisati­on autour d’une meilleure gestion de son temps indique que pour certains la situation n’est plus tenable ». À cela, on peut ajouter que 44% des femmes interrogée­s estiment que briguer un poste de dirigeant est « trop exigeant sur le plan physique et nerveux ».

Les résultats de notre sondage permettent de conforter cette idée : les femmes – et les hommes tout autant – ne veulent plus diriger ni être dirigées comme avant. Comment se dessine alors le profil d’un « leader désirable », celui ou celle qu’on a envie de suivre ? Pour 82 % des femmes et 74 % des hommes interrogés, il s’agit d’une personne d’abord « à l’écoute ». Puis, pour 72 % des femmes et 68 % des hommes, « exemplaire ». « Au tableau des qualités souhaitées, ce qui prend les premières places opère dans le champ du relationne­l, commente Erwan Lestrohan. Cette population jeune n’entend pas laisser les décideurs dans leur bulle, elle veut sortir ces fonctions de direction de l’isolement et de la verticalit­é », ajoute le directeur du départemen­t Opinion de BVA.

Quant à « exemplaire », comment le comprendre? « D’un leader, on attend aujourd’hui qu’il montre une correspond­ance réelle entre son engagement et ses actes », répond Erwan Lestrohan. « L’autorité désirable est celle qui augmente les possibles de chacun, conforméme­nt à l’étymologie du mot qui est augere, “augmenter”, ajoute Nicolas Bouzou, pas une autorité qui se limite à dire non. » Enfin, 61 % des femmes, et 55% des hommes, demandent au numéro 1 « d’avoir une vision, d’être inspirant ». Un leader désirable? C’est celui qui permet de « voir le monde avec un oeil neuf, et sentir qu’on peut le réinventer », pour reprendre une formule du poète américain Wallace Stevens…

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