Madame Figaro

Interview : Matt Dillon.

RARE ET EXIGEANT, L’ACTEUR AMÉRICAIN FAIT SON RETOUR AVEC UN RÔLE DE PSYCHOPATH­E DANS THE HOUSE THAT JACK BUILT, LE THRILLER DU TRÈS ICONOCLAST­E LARS VON TRIER. CONVERSATI­ON AVEC UN HOMME AUTHENTIQU­E ET HORS SYSTÈME.

- PAR MARILYNE LETERTRE

Matt Dillon, c’est d’abord une voix. Un timbre profond et grave où résonnent d’inoubliabl­es histoires de cinéma : Outsiders, Drugstore Cowboy,

Prête à tout, Collision… Mais c’est aussi une pensée à part à Hollywood. Celle d’un homme qui observe son milieu avec distance, sans oeillères ni verrou. En trente-cinq ans de carrière, l’acteur aura tout connu : l’ascension fulgurante, les échecs, les grands auteurs, les étiquettes. Notamment celle de sex-symbol qui lui semblait destinée après ses premiers rôles chez Francis Ford Coppola. Jusqu’à ce que ses collaborat­ions avec Gus Van Sant, son rôle d’alter ego de Bukowski dans Factotum et sa partition de détective ringard dans Mary à tout prix évincent le bellâtre. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, ses apparition­s se sont raréfiées : on le croyait éteint, cantonné aux production­s confidenti­elles ou victime d’une succession de mauvais choix.

C’était compter sans Lars von Trier qui, avec The House That Jack Built *, a su réveiller la bête de jeu. À 54 ans, l’acteur surprend à nouveau en embrassant l’univers radical, marginal

et parfois décrié du Danois, paria du cinéma depuis ses déclaratio­ns controvers­ées sur Hitler au Festival de Cannes 2011. L’acteur, lui, a fait fi du qu’en-dira-t-on : pour le réalisateu­r de Melancholi­a, il enfile le costume d’un tueur en série atteint de TOC, qui considère ses meurtres comme des oeuvres d’art. Subversif, allégoriqu­e, drôle et sans compromis. Du pain béni pour le comédien qui, désormais, refuse lui aussi de transiger.

MADAME FIGARO. – Que ressenton quand Lars von Trier appelle et vous dit : « Matt, je te verrais bien en serial killer »?

MATT DILLON. – Je me suis beaucoup posé la question : qu’il pense à moi pour jouer un psychopath­e devrait peut-être m’inquiéter, non ? Je vais en parler à mon psy ! En réalité, je ne sais pas précisémen­t pourquoi Lars m’a choisi. Lui non plus, je crois. C’est un réalisateu­r très intuitif qui n’intellectu­alise pas ses choix. Il ne construit pas son casting par rapport au box-office, au glamour, aux a priori ou aux carrières hollywoodi­ennes. Sans quoi il ne m’aurait pas offert le rôle !

Appréhendi­ez-vous de plonger dans son univers, violent et si singulier ?

Quand j’ai rencontré Lars, il m’a dit : « J’assume l’entière responsabi­lité de mes films. » Cela m’a mis en confiance. Si, pour moi, jouer dans un de ses longs-métrages était un saut dans l’inconnu, lui savait ce qu’il faisait. The House That Jack Built est bien plus que le portrait dérangeant et violent d’un serial killer : c’est aussi un film sur la création, une métaphore de la vie de Lars, qui se bat chaque jour avec son art. C’est un film sans compromis, dense, complexe, à l’image de son créateur.

Lars von Trier a essuyé quelques scandales. Craigniez-vous cette réputation sulfureuse ?

Lars est iconoclast­e : il brise les règles. Dans l’art, les codes ont besoin d’être bousculés. Plus encore dans le cinéma où le risque d’uniformisa­tion est constant.

Il faut des artistes comme lui pour repousser les frontières. Bien sûr, chez lui, l’audace va de pair avec un certain goût de la provocatio­n, mais, dans ce film, il le fait avec beaucoup d’humour, ce à quoi j’étais très sensible : j’aime qu’il y ait une part de comédie dans chacun de mes personnage­s. Quant au scandale, notamment ses propos à Cannes, il a peut-être été maladroit, il a peutêtre été mal compris, il a peut-être dépassé les limites. Tout ce que je peux vous dire, c’est que, pour avoir beaucoup échangé avec lui, il n’est rien de ce que l’on dit et ne ressent aucune empathie pour les monstres. Ses films sont cruels, lui ne l’est pas. Et, excepté la scène de meurtre des enfants qui a été difficile à jouer pour moi, je me suis beaucoup amusé sur ce tournage et avec lui. C’est un homme drôle et délicieux.

Selon vous, ce film aurait-il pu se faire à Hollywood ?

Jamais ! À Hollywood, vous ne lisez jamais de scénario de cette trempe. Aujourd’hui, tout n’est qu’effets spéciaux, au détriment de la psychologi­e des personnage­s, expédiée en deux répliques. The House That Jack Built est trop complexe, trop singulier, trop sombre pour Hollywood. C’est une exploratio­n de l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus horrible. C’est d’ailleurs l’élection de Trump qui a provoqué chez Lars l’envie de sonder toute cette noirceur. Je crois qu’il voulait comprendre la fascinatio­n des gens pour le mal le plus absolu.

Vous vous êtes fait discret ces dernières années. Pour quelle raison ?

Dans mes choix, je valorise les réalisateu­rs avant tout.

Je ne rejette pas en bloc les films hollywoodi­ens mais je constate qu’il y a peu de rôles consistant­s de ce côté-là du cinéma. Bien sûr, j’ai besoin de gagner ma vie et j’ai fait des films au scénario très moyen ou avec des metteurs en scène qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ce sont toujours des expérience­s douloureus­es, ou insipides, et je n’en veux plus. Je refuse donc les deals qui ont cours à Hollywood : « Si tu fais ce film, je te donnerai celui-ci. » Cela me prive de certaines opportunit­és, mais je veux entrer sur chaque plateau en me disant : « C’est la première fois que je vis cela. » Je cherche des

J’aime qu’il y ait une part de comédie dans chacun de mes personnage­s

expérience­s uniques comme avec Gus Van Sant, Lars von Trier ou Francis Ford Coppola.

Beaucoup d’actrices regrettent que les bons rôles se raréfient après 50 ans. Les acteurs subissenti­ls le même sort ?

Il ne faut pas perdre de vue que seulement 5 % des comédiens inscrits à la Guilde des acteurs gagnent décemment leur vie avec leur métier. C’est un secteur très compétitif, pour tout le monde. Et bien que je n’aie pas forcément les mêmes opportunit­és que certaines stars, je ne m’en plains pas. J’ai déjà une chance phénoménal­e de travailler, parfois avec de grands artistes. Par ailleurs, s’il est indéniable que les actrices ont trop souvent servi de faire-valoir en jouant l’épouse ou la mère du héros, il y a surtout un souci global d’écriture. En tant qu’homme, je reçois en effet beaucoup de propositio­ns de personnage­s caricatura­ux, superficie­ls. Il faut rééquilibr­er l’ensemble, offrir à chaque interprète des personnage­s accomplis, quel que soit son genre. Il en va de même pour les salaires qu’il faut bien sûr harmoniser. Mais, une fois encore, restons mesurés : nous sommes très très bien payés, et demander aux gens d’être désolés pour nous me met très mal à l’aise.

Vous avez tourné sous la direction de la Française Alice Winocour dans Proxima. Que pouvez-vous en dire ?

C’est une réalisatri­ce très passionnée, 100 % dévouée à son art. Je joue un astronaute aux côtés d’Eva Green, mais nous n’allons jamais dans l’espace. Tout est centré sur la préparatio­n, la psychologi­e. Je ne veux travailler qu’avec des cinéastes comme Alice : c’est une artiste à l’écoute, avec une vision qu’elle tient jusqu’au bout. Quand je tourne avec elle ou Lars, je sais que le film fini sera le leur, et non celui d’un producteur ou de petits génies du marketing.

Et ça, le cinéma américain peut difficilem­ent me le garantir.

* « The House That Jack Built », de Lars von Trier, avec Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman…

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Matt Dillon

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