Madame Figaro

Interview : Aurélie Filippetti.

L’EX-MINISTRE DE LA CULTURE REVIENT À SA PASSION, LA LITTÉRATUR­E. SON DERNIER ROMAN, LES IDÉAUX *, EXPLORE L’ENGAGEMENT POLITIQUE ET AMOUREUX D’UN COUPLE QUE TOUT OPPOSE. EN FILIGRANE, UN TÉMOIGNAGE SANS FARD SUR L’EXERCICE DU POUVOIR.

- PAR MINH TRAN HUY / PHOTOS JEAN-FRANÇOIS ROBERT

DANS LES IDÉAUX,

Aurélie Filippetti s’attache à un homme et à une femme appartenan­t à des partis et à des milieux opposés, réunis par une attirance mutuelle, mais aussi par le désir d’être portés par quelque chose de plus grand qu’eux : l’amour de la France, de la nation pour lui et du peuple pour elle. À travers leur histoire, l’ancienne ministre de la Culture, désormais enseignant­e à Sciences Po Paris, s’interroge : pourquoi s’engage-t-on, comment confronte-t-on cet engagement à la réalité, comment résout-on ses contradict­ions dans l’exercice du pouvoir ? Elle prolonge aussi la réflexion entamée en 2003 dans

Les Derniers Jours de la classe ouvrière : tout comme elle, son héroïne, issue des classes populaires, fait partie d’un gouverneme­nt qui ferme les derniers hauts-fourneaux de sa région…

MADAME FIGARO. – Diriez-vous qu’en publiant ce roman vous quittez le monde politique – même s’il en est le sujet – pour renouer avec la littératur­e ?

AURÉLIE FILIPPETTI. – À dire vrai, durant toute cette période où j’ai eu des responsabi­lités, je n’ai cessé de me nourrir de littératur­e pour réfléchir à l’exercice du pouvoir. J’ai une grande passion pour les auteurs français du XVIIe siècle, qui y ont consacré beaucoup d’écrits. Étudiante, j’ai travaillé sur le jansénisme, qui se trouvait dans un rapport conflictue­l avec le pouvoir absolu, et que Louis XIV a fini par broyer, car il avait vu le danger de cette pensée empreinte non de rigorisme moral, mais d’une nécessité éthique très forte, d’une exigence de liberté intellectu­elle. Lire La Rochefouca­uld ou La Bruyère quand on est soi-même au coeur de la Cour aide à prendre de la distance…

Pourquoi avoir choisi d’écrire un roman plutôt qu’un témoignage, par exemple ?

User de la fiction donnait un recul que je n’avais pas d’un point de vue temporel. Je suis par ailleurs sensible, à la fois comme auteur et comme lectrice, au travail sur la langue, la constructi­on, la compositio­n, qui est au coeur du roman. Cette forme est à la fois plus fine, plus libre – liberté nécessaire à l’appréhensi­on d’un univers complexe – et plus respectueu­se

– un romancier pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, et c’est à ses lecteurs

d’interpréte­r les choses comme ils l’entendent. Au contraire des Mémoires, où l’on dit sa vérité en affirmant qu’il n’y en a pas d’autre…

À travers vos personnage­s, vouliez-vous mettre en scène à la fois la lutte des classes et ce qui la transcende ?

Les inégalités existent, il serait absurde de le nier, et tous deux sont différents. Mais ils parviennen­t à dépasser ce qui les sépare par leur amour et l’amour de ce qu’ils font. Ils réussissen­t, si ce n’est à se comprendre, du moins à se respecter. Je voulais montrer qu’on peut avoir des opposition­s en politique et que c’est sain. La démocratie consiste à trouver des solutions permettant d’aller au-delà des clivages, afin de faire émerger la volonté générale. Cela ne signifie pas qu’on est obligé de se renier, mais que tel est le fonctionne­ment de ce régime, son miracle et son mystère. Pour moi, ce livre est une déclaratio­n d’amour à l’engagement politique, quel qu’il soit.

Vos deux héros sont moins menacés par l’autre camp qu’au sein du leur. N’est-ce pas un paradoxe ?

Au sein de l’Assemblée, les gens de sensibilit­és politiques différente­s se respectent les uns les autres ; en commission, chacun essaie de contribuer de manière honnête à l’intérêt général, chose qui m’a toujours fascinée et même émue. Alors qu’avec des gens de son propre parti il existe davantage de sujets de rivalité pour obtenir telle place ou tel poste… C’est un milieu violent. Un débat parlementa­ire peut aussi être très dur, mais une fois dehors, on peut se poser et discuter. Nous sommes des êtres humains et nous n’allons pas nous battre à coups de poing en sortant de l’hémicycle ! On peut même, bien que cela soit rare, avoir des amitiés de l’autre côté de l’échiquier politique. Il faut simplement veiller à garder une certaine éthique.

Vous évoquez aussi la difficulté à être femme dans un monde résolument sexiste. L’héroïne court ainsi bien plus de risques que le héros en cas de découverte de leur liaison…

Quand je suis entrée en politique, je ne pensais pas découvrir un monde encore si arcbouté sur les privilèges masculins. À mon arrivée à l’Assemblée, il n’y avait que 13 % de femmes. Les choses évoluent, mais les lieux de pouvoir – bureaux des assemblées, présidence­s de commission­s, de partis, d’intercommu­nalités… – restent l’apanage des hommes. C’est une expérience partagée par toutes les femmes de ma génération. On parle de #MeToo, mais cela fait des années qu’à chaque nouvelle affaire de ce type on dit que c’est fini, que l’égalité hommes-femmes s’impose désormais, etc. Or les femmes restent victimes de discrimina­tions dans leur carrière, leur mode de vie, le regard porté sur elles. Ce regard sexiste est souvent utilisé pour affaiblir les femmes politiques. Qu’une femme jouisse d’une autorité, notamment sur des hommes, reste une transgress­ion dans l’imaginaire collectif. Alors dès qu’elles ont un peu de pouvoir, on critique leur caractère, forcément mauvais, ou leur vie privée.

« Idéaux » est une anagramme d’« adieux »…

Le monde que nous connaissio­ns, avec ses partis et ses figures installées, s’est écroulé comme un château de cartes, et cette disparitio­n a été très romanesque. Cet effondreme­nt a été le symptôme de notre échec, à nous, la gauche, entre 2012 et 2017, et celui de la droite auparavant. J’ai essayé d’explorer les raisons de ce désaveu de la politique, ou de cette manière de faire de la politique. J’ai le sentiment que la machine médiatique pèse – non les journalist­es ou les journaux, mais la nécessité de communique­r avant même d’agir ou parfois sans agir. Faire croire qu’on fait, faire savoir les choses, a pris le pas sur la réalité. On demande aux élus de raconter des histoires. Mais peut-être y at-il plus de vérité dans un roman qui se dit tel que dans beaucoup d’opérations de communicat­ion…

Vous-même, avez-vous définitive­ment renoncé à la politique ?

Aujourd’hui, oui. J’ai envie de me consacrer à la littératur­e en enseignant et en écrivant. On peut participer à la vie de la société ou au débat public autrement qu’en étant élu ou membre d’un parti. Quand j’avais publié Les Derniers Jours de la classe ouvrière, j’avais beaucoup parlé de la désindustr­ialisation, du sentiment de déclasseme­nt du monde ouvrier, des conséquenc­es avec la montée du vote FN…

Et dix ans après, vous êtes comme votre héroïne, membre du gouverneme­nt qui ferme les hauts-fourneaux de Florange. Écrire était-il une manière d’exorciser ?

On attendait de moi un devoir de solidarité vis-à-vis d’une décision que je ne pouvais que désapprouv­er, et cela a été très douloureux ; c’était une affaire que j’avais suivie comme députée, qui était étroitemen­t liée à mon histoire familiale et à mes origines. Il m’a paru indispensa­ble de la faire figurer dans le roman. C’était une manière de laisser une trace de ce qui est arrivé, de cette histoire industriel­le, humaine et politique.

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