Madame Figaro

Reportage. Tunisie : héritage, la part des femmes.

PORTÉE PAR LE PRÉSIDENT TUNISIEN, LA LOI SUR L’ÉGALITÉ SUCCESSORA­LE SE HEURTE À DE VIVES RÉSISTANCE­S RELIGIEUSE­S ET SOCIALES. LES DÉBATS QUI AURONT LIEU À L’ASSEMBLÉE CE MOIS DE NOVEMBRE SAURONT-ILS FAIRE ÉVOLUER LES MENTALITÉS ?

- PAR ISABELLE GIRARD / PHOTOS AXELLE DE RUSSÉ

CHAQUE MATIN, À L’AUBE, le long de la nationale qui mène à Nefza, à plus de 100 kilomètres à l’ouest de Tunis, elles attendent en grappes colorées, sous les eucalyptus, que les camions de ramassage les prennent et les emmènent vers les champs, leur lieu de travail. Elles montent dans le véhicule et s’y tiennent serrées, droites comme des soldats de plomb, agrippées les unes aux autres pour ne pas tomber : on dit que les camionneur­s mettent de l’eau au fond de la benne pour qu’elles ne s’assoient pas, afin de transporte­r le plus de monde possible. Ambiance.

Dans cette région agricole du nord de la Tunisie, ce sont les femmes qui travaillen­t la terre, ramassent les piments, les feuilles de tabac, les fleurs d’acacia ou bien qui gardent les bêtes. Les hommes préfèrent aller travailler en ville dans les chantiers. « C’est moins fatigant », juge Hayet, fichu rouge sur la tête et canne en bois à la main, qu’elle manie vigoureuse­ment pour rassembler le troupeau de dix moutons de ses quatre frères, dans un petit pré, en bas de la maison de ciment et de terre battue qu’elle occupe et qui ne lui appartient même pas. Elle n’est payée par la fratrie que si elle parvient à faire naître d’autres moutons. Sinon, rien. Pas d’amertume, juste une immense mélancolie dans son regard. « C’est ainsi, poursuit-elle. C’est écrit dans la charia. C’est la volonté de

Dieu. » Et, dans un sanglot : « Regardez, la maison est toute fissurée, et je n’ai même pas de quoi la réparer. » La féminisati­on de la pauvreté n’est plus à démontrer en Tunisie où, à rang successora­l égal, les femmes touchent deux fois moins que les hommes.

LA LOI ET LE PROPHÈTE

La journée est déjà chaude. Vers midi, il fera pas loin de 40 degrés. Pas de pause déjeuner. Les femmes rentreront le soir dans le même camion à benne, après une journée de dix heures qui leur sera payée 10 dinars (3 euros). « Et encore, soupire Hajer Chabbah, ingénieur agronome et coordinatr­ice du Groupement des éleveurs de la race tarentaise (GERT) *, cette rémunérati­on ne leur est versée que dans le meilleur des cas. La plupart du temps, les hommes gardent l’argent pour eux. La loi, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’est souvent même pas appliquée. » Certaines femmes osent porter plainte. « Mais il faut du courage pour engager une telle procédure, qui coûte 2 000 dinars, poursuit-elle. La plupart d’entre elles renoncent, par peur des représaill­es familiales, par conformism­e, par lassitude ou tout simplement parce que c’est la coutume. »

Le 13 août dernier, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, brandissan­t la constituti­on de 2014 et son article 21 (qui prévoit l’égalité de tous les citoyens), décidait que cette situation devait cesser et qu’il fallait que

l’État se conforme aux dernières recommanda­tions du rapport de la Colibe – Commission pour les libertés individuel­les et pour l’égalité, créée en 2017, composée de membres de la société civile, chargée de réfléchir à l’améliorati­on des libertés individuel­les en général, et en particulie­r à l’égalité des hommes et des femmes devant l’héritage.

Retour dans la montagne. Djamila, agricultri­ce, reçoit avec du pain et du miel dans sa grande cour chaulée, sous un olivier centenaire. Elle a convié sept de ses amies, qui elles aussi travaillen­t la terre, pour évoquer ce futur projet de loi qui met le pays en émoi. Les réponses de ces femmes sont presque unanimes : « Nous ne voulons pas de l’égalité dans l’héritage. Ce n’est pas ce que Dieu a décidé. On ne peut aller contre la parole du Prophète. » Mais la plus jeune du groupe, dont la famille exploite un peu plus loin des piments, lève les yeux au ciel et ne veut même pas entrer dans le débat. « Moi, je fais une école de stylisme à Nefza et j’espère bien poursuivre mes études à Tunis. Ce n’est pas seulement une loi qu’il faut modifier, mais les mentalités », insiste la jeune frondeuse en salopette, qui avale à pleines dents des kakis trop mûrs.

Si les femmes, dans leur majorité, n’approuvent pas la nouvelle loi à venir, elles ne sont pas pour autant résignées. Les amies de Djamila suivent des cours de formation proposés par le Synagri (premier syndicat des agriculteu­rs en Tunisie), afin d’obtenir un diplôme qui leur donnera accès à l’emprunt pour acheter un lopin de terre ou agrandir une étable. C’est ainsi qu’Aménie, qui montre fièrement son titre, va pouvoir accueillir une deuxième vache grâce à l’obtention d’un microcrédi­t.

TESTER LES POLITIQUES

Dans son rapport, la Colibe ne propose pas que l’égalité hommes-femmes dans l’héritage, elle vise aussi l’abolition de la peine de mort et la dépénalisa­tion de l’homosexual­ité. Un dossier de deux cents pages, qui met les imams en transe. « Il faut les entendre dans les mosquées pendant le prêche du vendredi, relève Salwa Hamrouni, juriste et membre de la Colibe. Les islamistes nous traitent de mécréants et veulent nous envoyer en enfer. » La présidente de la commission, Bochra Belhadj

Ben Hamida, a été menacée de mort et reçoit régulièrem­ent sur son portable des photos de son visage défiguré avec, pour commentair­e : « Voilà ce qui t’attend. »

« Le vote du 8 mars 2019 sera un test, analyse Hélé Béji, écrivain et fondatrice du Collège internatio­nal de Tunis. Si Ennahdha, le parti politique islamiste proche des Frères musulmans, fait capoter le résultat, alors je pourrai dire qu’ils nous ont trompés. Lorsqu’ils ont gagné les élections en 2014, ils se sont décrits comme des modernes et des démocrates musulmans. À l’époque, je les avais crus. J’espère ne pas m’être trompée. Je suis pour “tunisifier” l’Islam et non pour islamiser la Tunisie. »

ACCÉDER À L’AUTONOMIE

La tension est palpable dans la médina de Tunis. Impossible de parler avec l’imam de la mosquée de la Kasbah : l’homme est estomaqué de voir une adolescent­e non voilée, assise sur un rebord de l’édifice, face à une bande de jeunes oisifs, essayer de les convaincre que les hommes et les femmes sont égaux. Le religieux fuit à grandes enjambées, se bouchant les oreilles, comme s’il avait croisé le diable. Il n’entendra pas la conclusion, en français, de cette lycéenne. « De toute façon, je m’en fiche. Je suis aussi forte que les hommes. Je n’ai pas besoin d’eux ni de leur argent. C’est ça qui les embête. » Avec cette loi, en effet, les Tunisienne­s pourront prendre leur autonomie. « Cette jeune fille a raison », poursuit la journalist­e et historienn­e Sophie Bessis à l’ombre des jasmins de sa maison de Carthage. « Le combat que mènent les féministes va bien au-delà de l’égalité devant l’héritage. Ce qu’elles veulent, c’est l’abolition du patriarcat. Or, on utilise la religion pour le protéger. Il y a quatorze siècles, le Coran disait que l’homme avait le devoir d’entretenir sa famille, raison pour laquelle il devait, selon le texte, recevoir une part d’héritage double de celle de la femme. Mais aujourd’hui les femmes travaillen­t, contribuen­t aux dépenses du ménage, à la constituti­on des patrimoine­s familiaux. Cette question se pose dans toutes les classes sociales

tunisienne­s. Contrairem­ent à ce qu’on dit généraleme­nt, l’hostilité à l’égalité n’est pas l’exclusivit­é des couches populaires. Il y a aussi des rétrograde­s dans les classes aisées et, à l’inverse, de nombreuses femmes rurales qui aspirent à un égal partage de la terre. Il n’y a pas deux Tunisie, celle de la côte opulente et libérale, et celle du centre pauvre et rétrograde. Ce serait beaucoup trop simple. »

Dans les campagnes, les paysannes sont consciente­s de participer au PIB du pays, même si elles n’osent pas encore s’exprimer à l’intérieur de leur famille et de la société, par peur des représaill­es. « C’est pour cela qu’il faut faire beaucoup de pédagogie », explique Khadija Chérif, coordinatr­ice de la commission héritage à l’Associatio­n tunisienne des femmes démocrates. Cette associatio­n a publié un manifeste contenant 20 arguments qui démontrent que l’égalité dans l’héritage sera une source d’enrichisse­ment pour le pays. « Notre rapport s’intitule Maintenant plus que jamais, pour convaincre les femmes que ce combat doit se livrer aujourd’hui et qu’il ne faut pas attendre demain. »

MULTIPLIER LES ARGUMENTS

Même celles qui sont éduquées n’arrivent pas toujours à dire qu’elles sont favorables à cette égalité. « À cause de la pression sociale et religieuse, admet maître Hayet Jazzar, avocate à la Cour de cassation. Il faut essayer de convaincre sans choquer, contourner habilement la question religieuse, dire qu’avant le Prophète les femmes n’héritaient pas, et que c’est lui qui, le premier, a modifié la condition féminine en octroyant une demipart aux femmes, et qu’il faut donc poursuivre dans cette voie par fidélité à sa parole. »

Une caravane composée de journalist­es et de juristes a traversé le pays pour faire comprendre à la population et aux journalist­es locaux le contenu des propositio­ns de la Colibe. Explicatio­ns de Ridha Tlili, chercheur à la Fondation Ahmed Tlili pour la culture démocratiq­ue : « L’école a été arabisée, l’éducation phagocytée par un orientalis­me islamiste, explique le chercheur. Certains ont profité de cette arabisatio­n pour y introduire un contenu islamique. Nous avons demandé à des personnali­tés tunisienne­s – écrivains, chanteurs, acteurs – de s’exprimer à la radio et à la télévision en faveur de l’égalité. Évidemment, nous sommes loin d’avoir la force de frappe des 80 chaînes de télévision financées par le Qatar et l’Arabie saoudite. Il ne faut pas se voiler la face : la radicalisa­tion de la société tunisienne a été largement orchestrée par ces chaînes. »

SORTIR DU SYSTÈME TRIBAL

« Si l’héritage est un sujet tabou, c’est qu’il touche à notre culture et à notre identité, analyse Salwa Hamrouni. Cette loi, si elle est votée, va permettre d’émanciper l’individu du groupe, ce qui est contraire à la philosophi­e wahhabite. » Selon Hélé Béji, le texte pourrait même aller plus loin. « L’égalité devant l’héritage libérera sexuelleme­nt les filles. Le frère ne pourra pas leur interdire de ne pas sortir avec tel ou tel garçon. Elles répondront : “Moi, j’ai ma terre, je fais ce que je veux, ne me commande pas.” Le rapport de domination sera inversé. » C’est ce que craignent au plus haut point les députés islamistes conservate­urs, comme le mentionne Abdelkarim Harouni, président du conseil de la choura du parti Ennahdha : « Il faut faire attention à ce que cette loi ne déstabilis­e pas l’équilibre de la famille, sur laquelle repose la solidité de notre société d’origine tribale. »

Le projet de loi sera soumis à l’Assemblée ce mois de novembre et devrait être voté le 8 mars 2019. « Je parie que cette loi va passer, avance l’historienn­e Kmar Bendana. Le chef de l’État ne se serait jamais lancé dans cette aventure sans avoir l’assurance que le parti islamiste Ennahdha la voterait. » Hélé Béji confirme : « Le vote de ce texte sera un test pour la Tunisie et pour le président Béji Caïd Essebsi, qui en a besoin s’il veut entrer dans l’Histoire. Car nous vivons un moment stratégiqu­e pour notre pays. Il faut que les femmes comprennen­t que, grâce à cette loi, si elle est votée, l’égalité entre hommes et femmes va devenir un droit universel et inaliénabl­e. »

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 ??  ?? TERRE DE CONTRASTES­1. Sabrine, domiciliée chez ses parents, est de cette génération de femmes qui espère que la société va évoluer. 2. Ce à quoi s’emploie Hayet Jazzar, avocate, militante féministe, qui défend le projet de loi concernant l’héritage.
TERRE DE CONTRASTES­1. Sabrine, domiciliée chez ses parents, est de cette génération de femmes qui espère que la société va évoluer. 2. Ce à quoi s’emploie Hayet Jazzar, avocate, militante féministe, qui défend le projet de loi concernant l’héritage.
 ??  ?? DES FEMMES ENGAGÉES…1. Sur le bureau de la sociologue Khadija Chérif, de nombreux ouvrages traitant de l’héritage. 2. Salwa Hamrouni est juriste et membre d’une commission pour l’égalité et les libertés individuel­les. 3. Sophie Bessis, journalist­e et historienn­e, souligne la place de la femme dans l’économie d’aujourd’hui.
DES FEMMES ENGAGÉES…1. Sur le bureau de la sociologue Khadija Chérif, de nombreux ouvrages traitant de l’héritage. 2. Salwa Hamrouni est juriste et membre d’une commission pour l’égalité et les libertés individuel­les. 3. Sophie Bessis, journalist­e et historienn­e, souligne la place de la femme dans l’économie d’aujourd’hui.
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… ET D’AUTRES À CONVAINCRE 4. Hayet, qui vit seule avec ses 4 enfants, n’a hérité de rien à la mort de son mari. Malgré son dénuement, elle accepte l’inégalité de l’héritage, puisque tel l’indique le Coran. 5. Une réunion d’agricultri­ces : elles aussi sont majoritair­ement opposées au projet de loi sur l’héritage. Leur priorité est de nourrir leur famille. Le reste… 6. À 15 ans, Souha tente de gagner les anciens de son quartier à la cause de l’égalité hommes- femmes.
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LE POIDS DU RELIGIEUX 1. Pour Ridha Tlili, fils d’Ahmed Tlili (illustre syndicalis­te et homme politique), c’est à l’occasion de l’arabisatio­n de l’école qu’est apparue son islamisati­on. 2. Abdelkarim Harouni, membre du parti Ennahdah, s’en remet à Dieu et aux traditions. Toute modificati­on de l’ordre familial est un danger potentiel.
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UNE SOCIÉTÉ COMPLEXE3. La mosquée Zitouna, à Tunis : pour beaucoup, toucher à la loi revient à trahir le Coran.4. Et la campagne n’est pas, comme il se dit souvent, le lieu de l’obscuranti­sme. 5. Pour Hélé Béji, le vote à venir sera un marqueur de l’esprit progressis­te, ou non, du parti Ennahdha.

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