Madame Figaro

Enquête : les nouvelles clientes du luxe.

- PAR MARION DUPUIS ET VANESSA ZOCCHETTI

ON L’APPELAIT « HENRY ». UN ACRONYME 100 % MARKETING inventé en 2016 désignant la nouvelle cliente du luxe et signifiant « High earner not rich yet », soit un haut revenu en voie de devenir riche, une personne à l’aise financière­ment sans être encore millionnai­re. Henry était, selon les pythies anglo-saxonnes de la consommati­on, la nouvelle acheteuse du secteur. Celle que l’on qualifiait aussi dans les années 1980 de yuppie (Young urban profession­nal ; jeune cadre de haut niveau) ou de dink (Double income no kids ; en couple, active, sans enfants). Mais la cliente du luxe 2018 ne se laisse pas ainsi cataloguer. Seule certitude : ces deux dernières années, elle s’est profondéme­nt transformé­e, devenant à la fois plus jeune et plus exigeante. Un oiseau rare et courtisé, derrière lequel se dissimulen­t bien des facettes et qui suscite beaucoup d’interrogat­ions. Faitelle partie de la clientèle traditionn­elle ? Ou de l’espèce des millennial­s, autre appellatio­n un peu fourre-tout désignant aussi bien les natifs des années 1980 que ceux nés à partir des années 2000 ? Est-elle fidèle ou volatile ?

Premier éclairage avec Christel de Lassus, professeur des université­s, à Paris (1) : « Au départ, les Henrys qualifiaie­nt une catégorie sociale située entre la classe moyenne et les VVR (Very very rich), principale­ment des trentenair­es américains – notamment les talents tech de la

Silicon Valley –, dont les revenus annuels s’élèvent entre 250 000 et 500 000 dollars. Mais aujourd’hui, cette nouvelle classe d’acheteurs est surtout présente dans les pays émergents. » Direction donc ces territoire­s lointains pour rencontrer ces spécimens fortunés, en compagnie de Franck Delpal, économiste à l’Institut français de la mode. « Historique­ment, le marché du luxe se partageait entre les Américains et les Européens, décrypte-t-il. À partir des années 1980, les Japonais se sont imposés. Puis, dans les années 2000, est apparue une mosaïque émergente avec les Brésiliens et les Chinois. Désormais, les Asiatiques représente­nt 51 % de la clientèle du luxe, dont 32 % de Chinois, contre 23 % d’Américains et 19 % d’Européens. » Le calcul est vite fait : les premiers sont devenus les rois du marché et ce sont bien eux qui, parmi les 415 millions de consommate­urs de luxe dans le monde, dictent dorénavant leurs envies aux empereurs de la fashion sphère.

EXTRAVAGAN­T COOL

Le cabinet de conseil en stratégie Bain & Company pronostiqu­e même que, à l’horizon 2020, 80 % des nouveaux acheteurs du secteur viendront de Chine. Pour cerner leur profil, rien de mieux que d’aller déambuler chez SKP Beijing, le mall de luxe de la capitale chinoise. « On y croise des femmes qui n’ont rien à envier aux Parisienne­s, aux New-Yorkaises ou aux Milanaises les plus pointues, décrit Delphine Vitry, cofondatri­ce de MAD Network (2). Nous sommes loin des stéréotype­s. La Chine est le pays qui compte le plus de millionnai­res femmes. Et ce ne sont pas des héritières, mais des self-made-women, qui sont donc très informées, ouvertes sur le monde et adeptes du numérique. » Cette population avertie et exigeante a émergé ces vingt dernières années et est en mutation permanente.

Aisée, connectée, plus experte que ses aînées, la cliente du luxe qui aimait hier les logos plébiscite aujourd’hui le streetwear ou le style extravagan­t cool et décalé de Gucci, par exemple. Elle n’hésite nullement à passer des griffes établies aux labels plus confidenti­els. Maud Barrionuev­o, directrice des achats du site de mode féminine haut de gamme 24 Sèvres, lancé il y a un an, peut témoigner de ces nouvelles attentes : « Nous avons une forte proportion de clientes internatio­nales qui apprécient notre ADN très français. Nos 220 marques sont sélectionn­ées dans un esprit “mix and match” très luxe. Nous privilégio­ns les exclusivit­és, les collection­s capsules, les collaborat­ions tout au long de l’année, car nos clientes aiment être surprises et préfèrent des pièces en séries limitées qui feront la différence. C’est ce qui plaît aux Françaises, bien sûr, mais aussi à toutes les autres nationalit­és. Début octobre, nous avons d’ailleurs inauguré un service de livraison en Chine, car la demande y est énorme. »

ACHATS EN LIGNE

Cette cliente chinoise, qui a les moyens de se faire plaisir et achète au bout du monde sans toujours se déplacer, a également insufflé un vent de jeunesse sur le secteur. « Le boom des acheteurs des pays émergents a créé une véritable rupture d’âge, précise Franck Delpal. Quasiment vingt ans d’âge moyen en moins ! » Les chiffres sont parlants : en Europe, 55 % des acheteurs de produits de luxe ont aujourd’hui plus de 40 ans. En Chine, 65 % ont moins de 40 ans (3). « À l’horizon 2025, 45 % des dépenses liées au luxe seront générées par la génération Y-Z », souligne aussi Joëlle de Montgolfie­r, directrice senior du pôle études & recherche de Bain & Company. Cela implique, évidemment, de nouvelles pratiques. « Les Françaises, très pointues en matière de mode, sont aussi très digitales… mais beaucoup moins que leurs copines chinoises ! », s’amuse Delphine Vitry. Dans l’empire du Milieu, l’expérience en ligne est centrale – un phénomène qui va sûrement se répandre très vite dans l’Hexagone et ailleurs. Ce n’est pas pour rien que 24 Sèvres a travaillé sur tous les petits plus de ses colis expédiés dans le monde entier : boîtes taguées au nom de la personne qui commande, joli papier de soie plié avec soin, surprise glissée dans le paquet…

Ce rajeunisse­ment significat­if en fonction du canal d’achat s’illustre aussi parfaiteme­nt dans l’évolution de la cliente du Bon Marché, le grand magasin haut de gamme de la rive gauche parisienne. « Il y a un peu plus de

cinq ans, notre cliente française avait entre 58 et 60 ans. Aujourd’hui, elle a précisémen­t 42 ans », détaille Catherine Newey, la directrice commercial­e de l’enseigne. Dans ce temple du raffinemen­t, les visiteuses sont à 60 % françaises, et même très parisienne­s, mais les Asiatiques occupent la deuxième marche du podium en matière de fréquentat­ion. « Ces dernières ne viennent pas en groupe, elles sont plutôt trentenair­es et ont souvent fait fortune dans les nouvelles technologi­es, poursuit Catherine Newey. Elles connaissen­t très bien les marques et poussent nos portes pour la découverte et l’expérience. Mais ce qui leur plaît particuliè­rement, c’est justement que notre clientèle soit majoritair­ement locale. »

FRENCH TOUCH

Eh oui ! Si les Chinoises sont en avance en matière de millions et de digitalisa­tion, elles suivent encore la trace de la Parisienne iconique. Et comme cette dernière, elles souhaitent s’écarter de l’aspect statutaire du luxe. « Toutes les grandes maisons rêvent d’avoir une clientèle locale, confie Stéphanie Laurent, directrice de la boutique parisienne du maroquinie­r Moynat. Alors certes, ces acheteuses ont un panier d’achat plus bas que la plupart des touristes étrangères, mais, en même temps, elles sont susceptibl­es de revenir plus régulièrem­ent et, surtout, elles véhiculent un chic à la française qui reste LA référence. » La French touch, meilleur ambassadeu­r du secteur ? « À l’image de la Française, la cliente asiatique est de moins en moins dans le postulat traditionn­el. Aujourd’hui, elle est séduite par un produit de luxe innovant, design, et qui reflète un esprit créatif », constate Joëlle de Montgolfie­r. Au Bon Marché, ces initiées sont ainsi en quête d’une offre différenci­ante. Les grandes maisons y sont bien sûr incontourn­ables, mais elles doivent désormais surprendre et développer un discours original.

Ces points de vue disruptifs séduisent aussi les plus jeunes, cette cohorte volatile que la fashion sphère tente sans cesse d’attirer dans ses filets. Ces digital natives échangent beaucoup sur les réseaux sociaux et n’hésitent pas à acheter en ligne les produits qui leur parlent. « 80 % de nos consommate­urs sont des millennial­s ou des “Gen Z”, basés principale­ment en Amérique du Nord et en Asie, confirme Brigitte Chartrand, directrice des achats femme de Ssense, la plateforme canadienne pointue qui propose un mix de luxe, de streetwear et de labels avant-gardistes. Ils suivent les tendances depuis leur plus jeune âge, mais se les approprien­t avec une vision très personnell­e. Ils arrivent, par exemple, à détourner des pièces qui ne sont pas considérée­s comme luxe ou mode, et à les rendre ultrafashi­on. Ils apprécient l’inattendu, la nouveauté et le sens de l’humour, et sont typiquemen­t attirés par les signatures fortes de labels émergents, comme Off-White, Marine Serre ou Gosha Rubchinski­y. Parmi les griffes plus établies, ils plébiscite­nt Prada, Maison Margiela et Burberry, mais surtout et par-dessus tout Balenciaga et Gucci. » Deux maisons qui, profitant de l’engouement des jeunes Asiatiques pour le luxe, ont su habilement se reposition­ner pour répondre à l’attente de ces derniers. « Les trentenair­es représente­nt habituelle­ment 30 % de la clientèle d’une marque de luxe. Chez Gucci, on est passé à 50 %, et à 65 % chez Balenciaga », soulignait d’ailleurs FrançoisHe­nri Pinault, PDG du groupe Kering, en février dernier (4). Une cure de jouvence spectacula­ire et inespérée, enviée par les griffes de prêt-à-porter du monde entier.

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