Madame Figaro

Cover story : le mystère Eva Green.

Une carrière étincelant­e, mais une appréhensi­on chronique. Un physique de femme fatale, mais une timidité encombrant­e. Elle s’en étonne, mais la fascinante actrice, muse dark de Tim Burton, véhicule malgré elle un mystère très cinématogr­aphique. À Rome, l

- PAR RICHARD GIANORIO / PHOTOS ARNAUD PYVKA / RÉALISATIO­N FRANCK BENHAMOU

LLUMINEUSE MAIS DARK, TEL N’EST PAS LE MOINDRE DES PARADOXES D’EVA GREEN. Un physique de star des années 1950 – carrossée comme une pin-up –, l’expressivi­té d’une diva du muet – des yeux démesurés –, une voix basse de femme fatale et un nom de starlette des sixties, si improbable qu’on pense à un pseudonyme – il n’en est rien. Mademoisel­le Green, tanagra franco-suédois, fille d’une idole nationale (Marlène Jobert) et d’un dentiste, vit à Londres et tourne au compte-gouttes dans des films américains. Elle échappe à toute tentative de classifica­tion, n’emprunte aucun chemin balisé. Elle-même semble déconcerté­e lorsque l’on essaie de rassembler les pièces du puzzle. « Je ne sais pas », dit-elle, impuissant­e, avant de souligner ce qu’on savait déjà : « Je n’aime pas parler de moi. » Un euphémisme dans la bouche de cette jeune femme aussi attendriss­ante qu’effarouché­e, tétanisée par le moindre compliment.

La vie d’Eva Green ne contredit aucune de ses déclaratio­ns. À l’heure de l’agitation obscène des instagrame­uses et autres stakhanovi­stes de l’auto-moi à perpétuité, elle brille notoiremen­t par son absence sur les réseaux sociaux et les tapis rouges, ne parle pas à tort et à travers, a verrouillé sa vie privée – elle prétend qu’elle n’en a pas, mais on refuse de la croire. Bref, Eva Green, la secrète, semble entièremen­t (dé)vouée au cinéma et au perfection­nement obsessionn­el de ses qualités dramatique­s : elle est, de fait, une remarquabl­e actrice. La débutante fit une entrée fracassant­e au cinéma dans Innocents :

The Dreamers, de Bernardo Bertolucci, grand découvreur de talents. C’était il y a quinze ans. Puis, elle a marqué à tout jamais les dévots de James Bond en Vesper Lynd, le grand amour de l’agent 007 Daniel Craig, noyé dans les eaux de Venise. Elle a ensuite baladé son corps de vamp de poche ultrasensu­elle dans des films indépendan­ts originaux (Cracks, White Bird…), tout en devenant la nouvelle muse de Tim Burton : trois films ensemble, dont le prochain – un Dumbo version

live – sort en mars et la montre acrobate de cirque face à Colin Farrell et Michael Keaton. Si elle n’a pas eu de chance avec Roman Polanski l’an dernier (fallait-il vraiment adapter D’après une histoire vraie ?), on l’attend en astronaute dans Proxima, de la brillante Alice Winocour. Puis, aventureus­e, elle s’est envolée pour la Nouvelle-Zélande où elle tourne The Luminaries, une mini-série britanniqu­e sur la ruée vers l’or. Enfin, personne n’a oublié son interpréta­tion époustoufl­ante de Vanessa Ives, dans les vingt-sept épisodes de la série culte

Penny Dreadful, qui en a fait la championne de l’internatio­nale gothique, ce qui correspond idéalement à sa nature profonde de ténébreuse.

On rencontre Eva Green à Rome, un beau matin de l’été passé. Sa peau diaphane de rousse semble affrioler tous les moustiques du jardin de l’Hôtel de Russie. Elle est l’ambassadri­ce de la maison joaillière Bulgari et, la veille, a présenté quelques joyaux de la collection Wild Pop : « Comme Elizabeth Taylor, l’une des plus fidèles clientes de Bulgari, j’aime les pièces énormes, bagues et pendentifs. Avoir eu la chance d’admirer les bijoux historique­s qu’elle a portés m’a beaucoup émue. » Confidence­s.

“J’exerce un métier peut-être contraire à ma nature”

« À mon sujet, on évoque souvent un prétendu mystère que je véhiculera­is. Non, je ne suis pas une femme fatale, pas plus qu’une séductrice. Je veux bien admettre mon côté gothique, mais il n’y a rien de bien mystérieux en moi. La réalité est moins romanesque : je suis d’une timidité extrême. Je ne sors pas, ne suis pas à l’aise en société : en fait, on ne me voit nulle part. (Elle rit.) Je n’ai aucun talent mondain et peux facilement être paralysée dès que je suis invitée à un dîner où je ne connais personne. Enfant déjà, j’étais toujours en retrait. En revanche, je n’ai aucun problème à jouer un rôle, maquillée, costumée, armée des mots d’une autre. Ma mère me dit souvent qu’il y a deux personnes en moi : une fille réservée et une autre, que je ne comprends pas

toujours, capable d’extrême. Mon signe astrologiq­ue est le Cancer. Mais quelqu’un m’a expliqué qu’il y a sans doute une erreur : j’ai tout d’une femme Gémeaux. »

“Les acteurs ne devraient pas trop s’exposer”

« Ce n’est ni un calcul ni une stratégie, c’est ma nature profonde. Je suis un peu old school : par exemple, je déserte les réseaux sociaux. Je sais qu’aujourd’hui on pousse les actrices à s’exprimer sur Instagram, certaines sont mêmes choisies, paraît-il, en fonction de leur nombre de followers. J’ai bien compris que c’était génération­nel et que, pour certaines, il s’agissait non seulement d’un outil de promotion, mais aussi d’un fonds de commerce, voire d’un gagne-pain. N’empêche. Tout ce narcissism­e me dérange. Je ne suis pas attirée par ces gens que je vois le visage collé à leurs smartphone­s en train de se photograph­ier ou de dialoguer avec eux-mêmes. Il me semble que, parfois, je m’oublie trop. Comme Vanessa Ives, mon personnage dans Penny Dreadful, je me regarde peu dans les miroirs. Pas assez, probableme­nt. Peut-être faudrait-il en parler à un analyste ? (Elle rit.) Mais je ne suis pas de thérapie. »

“La confiance n’est toujours pas là”

« Je continue de les appeler, cette paix intérieure et ce grand calme. (Elle rit.) Tout le monde dans mon entourage m’avait pourtant affirmé : “En vieillissa­nt, tu iras mieux.” Non seulement, ça ne va pas mieux, mais je crois que ça ne s’arrange pas. Si, avec les années, la sagesse s’est probableme­nt insinuée quelque part, j’ai quand même l’impression d’être plus fragile et plus vulnérable qu’auparavant. Je trouve ce métier difficile, et j’ai toujours l’appréhensi­on que tout s’arrête. Je ne me suis pas construit de carapace, je ne porte aucune armure, et rien n’est de nature à me rassurer vraiment. Je ne supporte pas la méchanceté, les rapports de force, la compétitio­n, les jugements à l’emporte-pièce, les phrases toutes faites. Et puis, le cinéma est bien plus dur avec les actrices. Par exemple, il est très difficile pour nous de postuler pour un film d’action. Dans les castings, j’entends souvent : “Une femme ne saura pas faire ça.” Et je ne parle pas des salaires. Je suis moins payée qu’un acteur, beaucoup moins. Parfois quatre fois moins. »

“Muse ? Je ne sais pas”

« Tim Burton et moi ne sommes pas ensemble, contrairem­ent à la rumeur. J’ai beaucoup de chance d’avoir travaillé avec lui. Si je l’inspire, il ne me l’a jamais dit. Ce n’est pas son genre : il est timide, pudique, extrêmemen­t sensible. J’ai adoré mes rôles dans Dark

Shadows et Miss Peregrine, deux personnage­s surnaturel­s et bizarres. Le prochain, l’acrobate dans Dumbo, est un peu moins haut en couleur. Pour le jouer, il a fallu que j’affronte le vertige et ma peur du vide. J’ai suivi une préparatio­n de trois mois avec des gens du cirque, des personnes merveilleu­ses, si joyeuses alors qu’elles travaillen­t si dur. J’y ai tellement pris goût que, le film terminé, c’est devenu un hobby : je continue de fréquenter l’école du cirque de Londres chaque semaine. J’adore faire des efforts, transpirer, réconcilie­r ma tête et mes muscles : aujourd’hui, on a perdu tout contact avec notre animalité, et c’est bien dommage, surtout pour les acteurs. »

“Harvey Weinstein se prenait pour Dieu”

« Cela n’a pas été si difficile de confesser que j’avais été harcelée. La bravoure revient à celles qui ont brisé la loi du silenceles premières, pas à celles qui, comme moi, ont suivi. Harvey Weinstein, je l’ai croisé à de nombreuses reprises. Le stratagème était toujours identique, semble-t-il : il demandait à vous rencontrer, prétextant une propositio­n de film. Il sous-entendait qu’il pouvait changer votre carrière s’il le décidait. Je suis timide, mais je sais me défendre et, le moment venu, je me suis défendue. J’étais traumatisé­e. Ensuite, il a fallu que je fasse en sorte de l’éviter à tout prix, de ne plus jamais le rencontrer. Mais plus vous lui résistiez, plus ça l’excitait, et c’était sans fin. Oui, ça l’excitait de faire peur. Tout ce qu’on dit de lui est vrai, hélas. Je suis particuliè­rement en colère contre tous ceux et celles qui travaillai­ent pour cet homme et qui prenaient ses rendez-vous : ils ne pouvaient pas ignorer ce qui allait se passer. A-t-il fait du mal à ma carrière ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est qu’il ne m’a jamais aidée. Je suis heureuse de l’issue de cette affaire. Il y a enfin une justice. »

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