Madame Figaro

Entretien. Pr Selim Aractingi : « Sur la peau, tout se voit. »

DU MÉLANOME AU PSORIASIS, DE L’ECZÉMA À L’URTICAIRE… LES CONSULTATI­ONS EN DERMATOLOG­IE EXPLOSENT. VISIBLE, SOCIALE, SENSUELLE, LA PEAU, CE TISSU VIVANT, EST AUSSI LE MIROIR DE NOS ÉMOTIONS. CHEF DE SERVICE À L’HÔPITAL COCHIN À PARIS, LE PR SELIM ARACTINGI

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MADAME FIGARO. – Dans un avis remis il y a peu à la ministre de la Santé, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) demande l’interdicti­on définitive des cabines de bronzage. On sait que toute exposition aux rayons ultraviole­ts des appareils avant 35 ans augmente de près de 60 % le risque de développer un cancer de la peau. Dans notre société moderne, privilégié­e, informée, n’a-t-on pas encore compris l’importance de protéger sa peau des UV artificiel­s, comme du soleil ?

PR SELIM ARACTINGI *. – Les gens sont-ils conscients des risques, et finalement acceptent-ils certains de ceux-ci pour privilégie­r une apparence ? C’est un peu votre question. En tant que médecin, je peux rappeler que les cabines de bronzage sont bien l’un des facteurs de risque de mélanome, surtout chez les personnes à peau claire. Leur pratique n’ayant qu’une vertu esthétique, on ne peut que gagner en réduisant leur usage. Les interdire, cela relève du politique. Dans mon exercice, j’ai tout de même l’impression que, depuis vingt ans, les gens sont devenus plus attentifs à l’exposition au soleil. Les enfants ont été mieux protégés par leur famille que précédemme­nt. Et la presse a eu un rôle-clé dans la diffusion des messages de prévention. À titre d’exemple, beaucoup de personnes viennent consulter, à l’orée des vacances, pour nous demander de « vérifier » leur état cutané.

Au coeur de cette interrogat­ion réside la peur du mélanome ?

Elle est dans l’inconscien­t de beaucoup de personnes, que l’on ait ou non une culture médicale, dès qu’une lésion cutanée apparaît, un simple bouton parfois. Le mélanome, tumeur dangereuse si non traitée, reste bien l’une des plus rares de la peau. Les chiffres ? Le mélanome représente quelque 7 000 nouveaux cas par an, sur un total de plus de 60 000 nouveaux cas de cancers de la peau chaque année.

La peau d’un adulte représente près de 2 mètres carrés de surface. Pouvez-vous en délimiter les contours ?

C’est l’organe le plus vaste du corps, plus étendu en surface que tous les autres et le deuxième plus lourd juste après le foie. Il joue un rôle de barrière active permanente pour protéger l’intérieur de l’extérieur. Par exemple, si l’on veut que le corps

reste à 37 degrés et ne se déshydrate pas, il faut que la peau soit intègre, sinon cela ne fonctionne pas. Cela illustre combien à tout instant les fonctions de la peau, qui peuvent sembler parfois superficie­lles et esthétique­s, sont, en réalité, majeures. Quelque 1 800 maladies cutanées sont répertorié­es, la diversité du champ est donc énorme. Or, à une extrémité du spectre, il y a des maladies parfaiteme­nt bénignes médicaleme­nt mais esthétique­ment visibles et, à l’autre extrémité, des maladies pouvant être mortelles. Sur la peau, tout se voit, même si ce n’est pas grave, et des signes identiques peuvent relever de causes très différente­s. C’est donc à la fois l’angoisse et la noblesse du dermatolog­ue de devoir distinguer les cas qui risquent de poser un problème. Enfin, à travers des maladies de la peau peuvent être reconnues des maladies internes auto-immunes, des maladies métaboliqu­es – par exemple de la thyroïde, du fer, des voies biliaires –, mais aussi des infections sévères, comme des hépatites ou une infection par le VIH, ou encore des effets secondaire­s des médicament­s, des cancers, voire de la dépression. Tout cela illustre le lien de la peau au fonctionne­ment de tous les organes profonds.

Les pharmacies regorgent de lignes pour peaux ultrasensi­bles. La fragilité de la peau inquiète-t-elle davantage aujourd’hui ?

Le nombre de consultati­ons en urgence dermatolog­ique à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil par exemple est effectivem­ent passé entre 2014 et 2017 de 15 000 à près de 20 000 par an. Il n’y a pourtant pas eu d’épidémie nouvelle en cause. Alors cela indique soit une attention accrue des personnes à leur peau, soit une intoléranc­e à supporter des signes visibles. Les gens considèren­t beaucoup de signes cutanés comme urgents, veulent une réponse rapide. Les maladies cutanées ont aujourd’hui un impact psychosoci­al plus important. Mais la profusion des crèmes que vous évoquez est probableme­nt due à un souci de la beauté du côté d’un public masculin comme féminin.

Les progrès de la médecine en dermatolog­ie portent-ils d’abord sur le traitement du mélanome ?

L’innovation majeure récente en oncologie, marquée par les deux lauréats du prix Nobel cette année, s’est faite sur l’immunothér­apie des cancers. Sept nouveaux médicament­s ont vu le jour pour le mélanome. Des patients bénéficien­t désormais de traitement­s curatifs à long terme, avec possibilit­é d’être en rémission complète, sur une longue durée avec parfois même arrêt de traitement. C’est une révolution. Mais les tumeurs de la peau les plus fréquentes, ce sont les carcinomes basocellul­aires, qui touchent habituelle­ment les personnes à peau claire après 60 ans, les hommes davantage que les femmes, surtout en cas d’exposition solaire cumulée. Le carcinome basocellul­aire – environ 70 % des cancers de la peau — ne se propage que localement, ne métastase pas, et la chirurgie guérit 95 % de ces tumeurs. Quand ils sont difficiles à opérer, sur le nez, le front, des zones de peau dite précieuse, il existe une nouvelle thérapeuti­que ciblée qui permet des résultats intéressan­ts.

A-t-on progressé face au psoriasis, qui touche 3 % de la population en France ?

C’est une maladie inflammato­ire caractéris­ée notamment par des plaques rouges, des démangeais­ons, qui sous une forme sévère peut beaucoup affecter la qualité de vie physique et psychique. Ses mécanismes ont été bien analysés, et de nouveaux médicament­s ont transformé la vie des malades sévères. Quant à l’eczéma, autre maladie fréquente de la peau, son incidence a beaucoup augmenté ces cinquante dernières années. Chez les enfants, on est passé de 5 % à 15 % dans les population­s occidental­es. Pour les adultes avec un eczéma résistant, il existe maintenant un nouveau traitement disponible.

Quelles sont les autres maladies fréquentes de la peau où des progrès récents ont été accomplis ?

On a effectué des progrès importants dans la compréhens­ion du vitiligo et de la pelade. Il y a donc des essais cliniques en cours avec de nouveaux médicament­s. Pour l’acné, le rôle d’une alimentati­on riche en sucres rapides et boissons lactées est maintenant bien décrypté. Enfin, il faut vraiment parler des relations majeures entre le système

nerveux et la peau. Ces interactio­ns sont dans les deux sens puisque la peau dialogue en permanence avec les nerfs et réciproque­ment, tant à l’état normal que dans de nombreuses maladies de la peau. Les démangeais­ons touchent près de deux tiers des maladies cutanées. De nouveaux traitement­s sont en développem­ent, adaptés aux mécanismes identifiés.

L’avenir de la dermatolog­ie, est-ce la télémédeci­ne ?

L’Assistance publique, y compris à Cochin, nous aide à avancer dans le développem­ent de la télédermat­ologie qui permet, par exemple, un échange entre urgentiste­s et dermatolog­ues pour avoir un avis rapide. Mais on peut se tromper davantage quand il manque l’examen clinique en trois dimensions et le toucher. La qualité de l’échange, le colloque singulier lors de la consultati­on, ne seront pas remplacés ainsi.

Les nouvelles techniques d’analyse de l’image, qui ont fait des progrès massifs, nous aideront aussi.

On peut mentionner enfin la médecine personnali­sée, dite aussi de précision, qui consiste à mesurer par des analyses très larges, sensibles et automatisé­es quelles sont les molécules impliquées dans la maladie de peau d’un patient. Le choix d’un traitement sera décidé en fonction de ces données individuel­les. C’est déjà le cas en cancérolog­ie et cela apparaît comme une formidable opportunit­é dans les maladies inflammato­ires de la peau. Il y a un protocole en cours de mise en place sur ce sujet dans notre service.

La médecine régénérati­ve est un autre champ très important…

Les retards de cicatrisat­ion avec plaies prolongées sont des maladies graves de la peau. Il y a eu des réussites majeures issues de ces techniques de médecine régénérati­ve. Par exemple, des collègues ont pu prélever des cellules d’un enfant ayant un décollemen­t de 80 % de la peau. Le gène manquant a été réinséré. Ces cellules ont été cultivées, puis ont été greffées, et elles ont permis la guérison. C’est formidable. Notre équipe a une vision complément­aire pour améliorer la cicatrisat­ion. Elle se base sur le fait que toutes les femmes ayant eu des grossesses gardent des cellules de leurs enfants à l’état dormant dans leur moelle osseuse. Nous avons pu montrer, dans un modèle de souris, qu’il était possible d’attirer ces cellules-souches foetales dans la peau permettant la guérison des plaies. C’est une thérapie souche « naturelle ».

L’écrivain Amin Maalouf dans son magnifique livre Les Identités meurtrière­s dit ceci : « L’identité d’une personne n’est pas une juxtaposit­ion d’appartenan­ces autonomes, un patchwork, c’est un dessin sur une peau tendue : qu’une seule appartenan­ce soit touchée, et c’est toute la personne qui vibre. » Votre réaction ?

Je crois profondéme­nt à cela. Il y a un lien très important entre la peau et le reste des organes du corps, entre les différente­s composante­s de la peau et tout ce qu’est l’individu. Tout est interdépen­dant. Chaque élément contribue à l’équilibre, à ce qu’on appelle l’homéostasi­e de l’organisme. Cette vibration, comme l’écrivain, le médecin la ressent lui aussi. Que signifie pour vous « sauver sa peau » ? L’évidence de la relation entre l’intégrité de la peau et la vie humaine. Si on sauve sa peau, c’est qu’on sauve sa vie.

Il y a un lien très important entre la peau et le reste des organes d u corps

* Dermatolog­ue, chef du service de dermatolog­ie à l’hôpital Cochin, à Paris, Selim Aractingi est aussi professeur à la faculté de médecine Paris-Descartes, où il dirige une équipe de recherche dédiée à la biologie cutanée.

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Selon lePr Selim Aractingi, “les maladies cutanées ont aujourd’hui un impact psychosoci­al plus important”.
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Le Pr Selim Aractingi.

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