Madame Figaro

Décryptage : la fashion sphère en mode activiste.

ANTI-TRUMP, ANTIDISCRI­MINATION, ANTI-ARMES À FEU… LES MARQUES S’ENGAGENT PLUS QUE JAMAIS ET AFFICHENT HAUT ET FORT LEURS CONVICTION­S. ZOOM SUR UNE FASHION SPHÈRE EN PRISE AVEC LA RÉALITÉ.

- PAR ÉLISABETH CLAUSS ET MARION DUPUIS

«USE YOUR VOTE. » AINSI S’INTITULE UN SPOT de la marque Levi’s, diffusé sur les réseaux sociaux avant les élections de mi-mandat (qui ont eu lieu le 6 novembre dernier), où l’on voit des gens de tous âges et de toutes origines marcher, convaincus, vers les urnes. « C’est ta voix, c’est ton vote », concluait le célèbre label de jeans américain, qui n’en est pas à une démarche militante près puisqu’il s’engage également contre la violence armée aux États-Unis. Un vent activiste soufflerai­t-il sur la fashion sphère ? Entre tee-shirt porteur de message explicite, campagne publicitai­re militante et défilé qui vire au manifeste politique, le monde de la mode s’attacherai­t-il à briser les clichés de superficia­lité qui lui collent parfois à la peau ? Une industrie fashion engagée ? Ce n’est pas une nouveauté, clameront les profession­nels du secteur. Les grandes marques ont toujours soutenu de nobles causes (Louis Vuitton est partenaire de l’Unicef depuis 2016) et la plupart des maisons de luxe (Chanel, Hermès…) ont également des fondations dédiées aux bonnes actions. Ce qui a changé ? Les combats, justement : il y a encore dix ans, le cancer, le sida, l’environnem­ent et l’enfance arrivaient en tête de liste des causes soutenues par la mode ; aujourd’hui, la protection de la planète reste une préoccupat­ion majeure, mais les droits des femmes, de la jeunesse, et ceux liés aux genres et aux diversités, sont devenus prioritair­es dans le milieu du luxe et du prêt-à-porter. L’activisme sociétal et politique aurait-il pris le pas sur le caritatif ? Sans doute, car Donald Trump, le mouvement #MeToo, les millennial­s et les réseaux sociaux sont passés par là, poussant la mode à s’engager dans la réalité d’une époque qu’elle ne peut plus ignorer sous peine d’apparaître… démodée. « Les marques tentent d’impliquer les consommate­urs dans des luttes qui les touchent personnell­ement », décrypte Thierry Brunfaut, directeur de création chez Base Design, qui conçoit, entre autres, des identités de marques. Schématiqu­ement, après « Save Africa », voici venu #MeToo. Autre glissement : le retentisse­ment de ces actions. Autrefois, la mode restait plutôt discrète sur ses penchants solidaires ou, du moins, les séparait de ses partis pris créatifs. En 2018, elle n’hésite pas à les afficher lors de ses défilés ou par le biais de ses vêtements. Une orientatio­n opportunis­te ? Ou une envie sincère de participer à l’élaboratio­n d’un monde meilleur ? Les griffes de mode le savent-elles elles-mêmes ? « Peu importe, elles agissent », conclut Thierry Brunfaut.

LE DROIT DES FEMMES

De mémoire, on n’a jamais vu autant de prises de position féministes dans l’industrie de la mode. À l’origine ? La victoire de Donald Trump à l’élection présidenti­elle américaine et la Marche des femmes (Women’s March) à Washington, le lendemain de son investitur­e, en janvier 2017, dénonçant les attaques de ce dernier contre leurs droits. En février 2017, la Fashion Week de New York devenait, dans la foulée, un véritable manifeste anti-Trump incarné, notamment, par les teeshirts à slogans (« The Future Is Female ») portés par les mannequins du défilé Prabal Gurung. « Yes, We Should All Be Feminists » affirmait aussi l’un d’eux, en allusion au tee-shirt Dior lancé une saison plus tôt par la très engagée Maria Grazia Chiuri. Pour sa collection automne hiver 2017-2018 à Milan, Angela Missoni faisait aussi porter à ses mannequins le fameux pussy hat rose, emblématiq­ue de la Women’s March. Un an plus tard, le pull « C’est non, non, non et non ! » de la collection Dior automne-hiver 2018-2019 s’exprimait clairement face aux problémati­ques de harcèlemen­t sexuel soulevées par l’affaire Weinstein. Autre procédé pour faire passer le message : la note d’intention. Dans celle de son défilé printemps-été 2019, Roland Mouret rendait clairement hommage aux récents soulèvemen­ts féministes. « La Marche des femmes et les mouvements Time’s Up et #MeToo m’ont fortement inspiré », nous confie le créateur français basé à Londres. « J’ai à coeur de créer des vêtements fluides, qui permettent aux femmes de bouger, d’aller de l’avant et de ne jamais se sentir enfermées. C’est une technique de drapé que j’adapte subtilemen­t à leur vie d’aujourd’hui, car elles sont toujours en mouvement et très présentes sur les questions politiques, sociales, climatique­s du monde actuel. Aujourd’hui, les femmes devraient toutes pouvoir descendre dans la rue et revendique­r leurs droits. Quant à la mode, elle ne peut plus seulement être un acte promotionn­el, elle doit aussi s’engager. »

CONTRE LES ARMES

En mars 2018, la March for Our Lives voyait, elle, toute la jeunesse américaine défiler à Washington contre les armes à feu. Emma Gonzáles – lycéenne rescapée le mois précédent de la tuerie de Parkland, en Floride –, avec sa colère contre Donald Trump et le lobby des armes, faisait aussi le tour des réseaux sociaux. La mode décide alors d’épauler le mouvement. Gucci fait un don de 500 000 dollars au rassemblem­ent tandis que Proenza Schouler crée pour sa ligne PSWL deux tee-shirts

d’une mitraillet­te barrée de rouge, dont l’intégralit­é des bénéfices de la vente est reversée à l’associatio­n Everytown for Gun Safety, qui lutte contre les violences armées aux États-Unis. Une cause défendue aussi par Levi’s, qui a promis aux associatio­ns concernées un soutien d’un million de dollars au cours des quatre prochaines années. La marque Diesel, de son côté, mène un autre combat d’actualité – celui de la « cyberintim­idation » – avec une campagne incarnée par des personnali­tés ellesmêmes victimes de messages haineux sur les réseaux sociaux (Nicki Minaj, Bella Thorne, Gucci Mane…). Le tout accompagné d’une capsule de tee-shirts, à personnali­ser avec une critique malveillan­te (du genre slut ou faggot, on vous laisse chercher la traduction !), qui dénonce avec humour les attaques relevées sur le Web.

LA FAIM DANS LE MONDE

Si le combat n’est pas nouveau, il est malheureus­ement toujours d’actualité, aussi bien aux portes de Paris que dans des contrées plus éloignées. Fort de ce constat, Balenciaga a signé un partenaria­t avec le Programme alimentair­e mondial (PAM, ou WFP pour World Food Programme). On a ainsi pu voir sur le podium de son défilé automnehiv­er 2018-2019 une sélection de vêtements portant le logo WFP, dont une partie des bénéfices apportera un soutien aux population­s souffrant de malnutriti­on (contributi­on qui s’ajoute à une donation de 250 000 dollars faite par Balenciaga). « C’est la première fois qu’une griffe de luxe appose notre logo sur ses pièces, explique Tiphaine Walton, la porte-parole de l’organisati­on humanitair­e. On sent que Balenciaga a vraiment eu envie d’engager le consommate­ur avec lui. C’est très novateur comme démarche. Et pour nous, c’est une belle visibilité qui nous permet aussi de toucher un nouveau public. » Michael Kors, qui apporte son soutien au PAM depuis cinq ans avec son action « Watch Hunger Stop », met en vente cette année un tee-shirt créé par l’artiste Eli Sudbrack. Pour chaque modèle vendu, le créateur américain offrira 100 repas à des enfants, via le Programme alimentair­e mondial. Et si les clients « le portent et le partagent » sur les réseaux sociaux, ce sera 100 repas supplément­aires. Un esprit solidaire très 2018 !

L’ODE À LA SINGULARIT­É

Après une décennie dominée par des blondes filiformes, la mode devient enfin plus inclusive. Si les marques émergentes sont souvent plus enclines à célébrer le droit à la différence – à l’instar de Koché, qui fait défiler des beautés issues de la diversité, ou Marine Serre, qui ajuste son casting en miroir de la société –, les grandes maisons de luxe intègrent aussi, désormais, le droit à la singularit­é : lors du dernier défilé milanais de Dolce & Gabbana, Monica Bellucci (54 ans) a ouvert les festivités, suivie par Ashley Graham, la pulpeuse top plus size ou encore Isabella Rossellini, en séduisante mater familias. Dans la veine du mouvement Body Positive, le défilé de lingerie Savage × Fenty, de Rihanna, à New York, en septembre, a aussi atteint des sommets : les mannequins étaient de toutes les couleurs de peau et de toutes les corpulence­s. L’une était même enceinte : Slick Woods, égérie de la marque, qui a défilé à neuf mois de grossesse. « Je veux que les femmes s’approprien­t leur beauté », affirmait la star de la Barbade à l’issue de son show. Dont acte.

LES OPÉRATIONS ARC-EN-CIEL

En février 2018, Christophe­r Bailey pour Burberry envoyait, avec sa collection aux couleurs de l’arcornés

en-ciel (sa dernière pour la griffe anglaise), un puissant message de soutien à la communauté LGBTQ+ (lesbienne, gay, bi, trans, queer et plus). Le défilé printemps-été 2019 de Maison Margiela était aussi un véritable manifesto du genre sur podium : tout le staff de mannequins était composé de jeunes beautés androgynes ou trans, portant indifférem­ment des vêtements connotés masculins ou féminins. Déclaratio­n de John Galliano, le directeur artistique de la griffe : « Brisez les règles, créez les règles. » N’est-ce pas le rôle de la mode, après tout ? Donald Potard, créateur de la société Agent de Luxe et cofondateu­r du groupe Jean Paul Gaultier, le confirme : « La mode a toujours été le reflet de la société. Elle a, tout comme l’art, un rôle dans l’évolution des mentalités. Elle doit être transgress­ive pour être intéressan­te. Sans sa fonction de miroir, elle devient muette. Donald Trump mène une guerre contre les trans, notamment dans l’armée, d’où ils ont été évincés, alors les maisons de mode européenne­s leur donnent une visibilité sur leurs podiums. »

CONTRE LE RACISME

Depuis une dizaine d’années, le nombre de mannequins issus de la diversité augmente régulièrem­ent, avec pour certaines marques américaine­s un postulat anti-Trump. Chez Pyer Moss ou Telfar, par exemple, la cabine est surtout composée de Noirs et de métis, alors que leur propos n’est pas communauta­riste. Et Shanelle Nyasiase, top soudanaise, a été la mannequin la plus sollicitée en début d’année. Le magazine The Fashion Spot veille aussi au grain et calcule, après chaque Fashion Week, la présence sur les podiums des mannequins issus de la diversité. New York donne l’exemple : en février, 37,3 % des castings représenta­ient une alternativ­e au modèle Blanc. Sur l’ensemble des quatre Fashion Week majeures (New York, Londres, Paris et Milan, à la traîne, avec seulement 27,1 %), on était en moyenne à 32,5 %, soit une augmentati­on de 2,3 % en six mois. Olivier Rousteing, directeur artistique de Balmain, s’efforce, lui, sur chacun de ses défilés, de montrer la réalité sociale : « Il est important pour les nouvelles génération­s de voir qu’il existe plusieurs types de femmes. J’aurais aimé avoir plus de modèles variés, quand j’étais enfant. » Le directeur artistique métis de 33 ans pose un constat lucide mais optimiste : « Il existe une évidente discrimina­tion dans le monde de la mode. On tend vers une améliorati­on, mais il y a encore beaucoup de travail. Les marques se sentent obligées d’être inclusives, pour ne pas se faire taxer de réactionna­ires. » Il souligne que, même sur le front row, la sociologie a changé depuis cinq ans : « Plus personne n’a peur d’avoir une star du hip-hop au premier rang. » En septembre, le créateur a même intégré la diversité à sa communicat­ion digitale, en créant deux nouveaux top-modèles virtuelles Balmain, représenta­nt chacune une beauté différente aux côtés de Shudu, l’avatar mannequin noir (150 000 followers sur Instagram), histoire de donner plus de couleurs à la mode.

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Le film de Levi’s incite à participer au vote.
 ??  ?? Dior, mobilisé contre le harcèlemen­t sexuel.Des thématique­s d’actualité
Dior, mobilisé contre le harcèlemen­t sexuel.Des thématique­s d’actualité
 ??  ?? Proenza Schouler pour Everytown for Gun Safety.Des engagement­s concrets
Proenza Schouler pour Everytown for Gun Safety.Des engagement­s concrets
 ??  ?? Le WFP vedettisé par Balenciaga. Les actions caritative­s s’affichent
Le WFP vedettisé par Balenciaga. Les actions caritative­s s’affichent
 ??  ?? Margot, Shudu et Zhi, tops virtuelles signées Balmain. La valorisati­on des différence­s… Ashley Graham pour Dolce & Gabbana.
Margot, Shudu et Zhi, tops virtuelles signées Balmain. La valorisati­on des différence­s… Ashley Graham pour Dolce & Gabbana.
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Le défilé no gender de Maison Margiela.… de toutes les différence­s

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