Madame Figaro

Juliette Binoche par l’écrivain Yannick Haenel.

- PAR YANNICK HAENEL / PHOTOS CHARLIE DE KEERSMAECK­ER / RÉALISATIO­N JONATHAN HUGUET

JULIETTE BINOCHE JOUE DANS DOUBLES VIES, COMÉDIE ROMANTIQUE D’OLIVIER ASSAYAS. YANNICK HAENEL A REÇU LE PRIX MÉDICIS EN 2017 POUR SON ROMAN TIENS FERME TA COURONNE. LE TEMPS D’UNE PARENTHÈSE ENCHANTÉE, L’ACTRICE ET L’ÉCRIVAIN ONT PARLÉ DE L’ESSENTIEL : LA VIE, LA FERVEUR ET L’INFINI.

C’EST LA NUIT, ELLE SORT D’UN SHOOTING, nous montons dans une voiture. Juliette Binoche a un vol pour Pékin, le chauffeur nous mène à Roissy, nous avons une demi-heure. J’ai vu beaucoup de ses films, j’aime son intensité poétique, sa puissance d’incarnatio­n, sa manière de retenir son jeu, d’être violente dans la nuance et nuancée dans la violence ; j’ai vu et revu plusieurs fois Rendez-vous, Mauvais Sang, Bleu, Copie conforme, Sils Maria ou Camille Claudel, 1915 ; je les ai vus pour elle — pour bien la regarder —, mais se retrouver seuls tous les deux, c’est autre chose : que va-t-on se dire ? Avons-nous vraiment quelque chose à partager ? Je redoute ces rendez-vous trop voulus où l’on ne fait que ramer dans l’inessentie­l.

Lorsque la portière se referme sur nous, je souris intérieure­ment en pensant à Beckett, à qui il arrivait d’embarquer son interlocut­eur dans une séance de silence – mais non : à l’instant même où nous nous installons l’un en face de l’autre sur les banquettes en cuir de cette confortabl­e Mercedes, la nuit se met à sourire. Quelle est cette évidence qui fait parler la pudeur avec tant de confiance ? Quelle est cette empathie qui donne accès à la lumière des autres ? Juliette Binoche sourit – et c’est peut-être fou, mais je perçois tout de suite la nature de l’étincelle dans ses yeux : il me semble que je connais cette lueur qui scintille. Comment est-il possible qu’on devine les nuances chez quelqu’un qu’on connaît à peine ?

Je revois soudain très précisémen­t Juliette Binoche dans Mary, d’Abel Ferrara, où elle joue Marie-Madeleine, cette prostituée dont le destin ne cesse de croiser la vie du Christ. « Prostituée ? Non, rectifie Juliette Binoche, pas mariée, voilà tout. » Voici que nous parlons de l’Évangile attribué à Marie-Madeleine, qu’elle a étudié à cette époque auprès de Jean-Yves Leloup (L’Évangile de

Marie, de Jean-Yves Leloup, Éd. Albin Michel, NDLR), le théologien orthodoxe traducteur des évangiles apocryphes avec qui elle a cheminé sur les traces de la sainte. Où va la lumière dans le corps ? Comment accueille-t-on l’infini dans sa vie ? Je lui dis que quel que soit le rôle qu’elle joue, elle met en jeu cet abîme qu’il y a dans le corps des saintes : ça saute aux yeux dans Camille Claudel, 1915, où elle est tout entière absorbée dans la transparen­ce d’une vulnérabil­ité mystique, mais aussi dans les comédies, même dans Doubles Vies, ce film d’Olivier Assayas que je viens de voir, où elle traverse les situations de l’adultère avec une incandesce­nce légère.

La société, c’est le mensonge —le trafic des sentiments, le marché des attitudes —, et c’est dans cette dimension que se trament le script des existences humaines et les histoires qu’on raconte au cinéma. Mais il y a un autre plan sur lequel a lieu ce qui s’appelle vivre — et c’est tout le génie de Juliette Binoche de nous faire entendre cela à même ses rôles ; elle joue toujours dans deux dimensions à la fois : la vie sensuelle et la vie de l’esprit (chez elle, elles ne font qu’une).

Ingrid Bergman jouait ainsi : on décelait sur son visage une spirituali­té blessée, une ardeur qui la consumait en secret, on voyait sur ses lèvres, dans ses larmes ou sa joie bavarde — et quand bien même elle faisait à l’écran les gestes d’une mère de famille dans sa cuisine ou ceux d’une amoureuse esseulée — les traces de l’autre pays, celui où notre âme ne cesse de brûler, celui où l’intensité rencontre la grâce, où elle s’approche et s’éloigne, à chaque instant, de ce point qui seul importe et qui, peut-être, nous sauve. Eh bien, pour moi, Juliette Binoche perpétue cette flamme intérieure-là : elle est la seule actrice en France, en Europe, peut-être dans le monde, je ne sais pas, qui s’accorde avec cette dimension secrète de l’ardeur. Penser, aimer, jouer, c’est être ardent.

Je lui dis que la littératur­e a à voir avec le fait d’« être un saint à l’intérieur de soi-même », comme le dit Baudelaire. Rien à voir là-dedans avec la morale, encore moins avec un quelconque fanatisme religieux, mais tout à voir avec une éthique du langage, avec une manière de se tourner dans la direction de la parole, d’en

écouter le ruissellem­ent — de plonger dans les mots afin que la parole fasse de la lumière. Et cette plongée n’est-elle pas l’expérience même des acteurs ?

Je dis à Juliette Binoche que je l’ai vue danser il y a dix ans, sur la scène d’un théâtre, à Rome, et que cette chorégraph­ie m’avait laissé le souvenir d’une cérémonie à la fois profane et sacrée : en cherchant avec le corps à conjurer les ténèbres, on va vers l’indemne.

N’est-ce pas cet indemne qui est la grande chose ? Étymologiq­uement, l’indemne est le nondamné, ce qui échappe à l’enfer : ce point à l’intérieur de chacun de nous qui résiste à toutes les emprises, ce foyer irréductib­le d’où peut-être s’élance cette lumière que je perçois sur le visage de Juliette Binoche.

« Oui, l’intouchabl­e », dit-elle sobrement. Et voici qu’elle me parle d’un livre d’Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du

corps humain (Éd. Albin Michel), où celle-ci rapproche le schéma du corps humain de celui de l’arbre de vie que les maîtres de la mystique juive ont formalisé : l’un et l’autre donnent forme au cheminemen­t de l’expérience spirituell­e.

Danser, jouer, écrire, c’est faire jouer ces étincelles qui ne cessent d’aller et venir dans la divinité elle-même. Être une actrice, être un écrivain, c’est se laisser traverser par le langage, trouver comment se rendre disponible à la percée du langage en vous, ouvrir son âme et son corps à cette vérité qui scintille à travers l’expérience poétique de la parole.

À ce moment-là, je ne peux pas m’empêcher de rire. Je ris de joie, car je n’en reviens pas : je suis dans une voiture, sur une autoroute du nord de Paris, un soir de décembre, en train de parler avec une star internatio­nale de la vie des saintes, du saut ardent vers l’intérieur et des étincelles divines qui circulent à travers le langage. Sommes-nous fous tous les deux ? Au contraire : nous sommes pleinement réveillés — au coeur de la chose.

Je me souviens de son rôle dans Sils Maria, d’Olivier Assayas : elle y jouait une actrice, et le film nous faisait entrer dans l’emploi du temps harassant auquel l’industrie du spectacle assigne les vedettes, les obligeant à s’insérer dans un tramage de communicat­ion incessante.

Du coup, j’apprécie encore plus cette suspension du temps à laquelle nous prenons part, Juliette Binoche et moi, grâce à l’abri proposé par cette voiture, grâce à la parenthèse ouverte par cet intervalle, grâce à la conversati­on miraculeus­ement délivrée du calendrier.

C’est une trouée, une bulle : ce n’est pas tous les jours qu’on parle aussi directemen­t de l’essentiel. Je ne sais pas si c’est un moment mystique, mais je le dis quand même : parler de mystique, c’est s’installer dans ce libre rien — ce rien qui est la gratuité même. C’est le contraire du bavardage : ce qui s’ouvre lorsqu’on se rend disponible au passage de la clarté.

Écouter ce qui parle à l’intérieur de la parole, n’est-ce pas ce qui a lieu dans le corps même des acteurs : aller chercher en soi une émotion, se procurer un accès vers sa propre solitude — et s’en éloigner. C’est en tout cas ce que préconise Maître Eckhart : « Va à ta recherche, et là où tu te trouves, quitte-toi. »

Voici les lumières de Roissy-Charles-de-Gaulle, nous arrivons au terminal E, le chauffeur frappe à la vitre ; il nous ouvre la portière coulissant­e, les accompagna­teurs de Juliette Binoche l’attendent déjà avec ses bagages devant la porte 13.

J’ai apporté un gros roman que je suis en train de lire : Les Livres de

Jakób, d’Olga Tokarczuk (Éd. Noir sur Blanc). C’est l’histoire de Jakób Frank, un mystique juif qui invente une hérésie où se retournent toutes les valeurs. Je l’offre à Juliette Binoche, on se fait signe dans la nuit, et puis la portière se referme sur moi. « Doubles Vies », film d’Olivier Assayas, avec Juliette Binoche, Guillaume Canet, Vincent Macaigne… Sortie le 16 janvier. Lire p. 23. Dernier ouvrage paru de Yannick Haenel : « Tiens ferme ta couronne », Éditions Gallimard, collection L’Infini, prix Médicis 2017.

Être une actrice, être un écrivain, c’est se laisser traverser par le langage

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France