: Buenos Aires.
En accueillant, au mois de juin, la seconde Biennale d’art contemporain d’Amérique latine, la capitale argentine confirme sa puissance de feu sur la scène culturelle internationale. Exploration d’une cité bouillonnante et créative, qui ne cesse de se réin
BUENOS AIRES EST SOUDAIN DEVENUE L’OBJET DE TOUTES LES CONVOITISES DU MONDE DE L’ART. Raison de cet engouement ? Le programme inédit lancé par Art Basel, la célèbre foire d’art contemporain devenue une sorte de marque mondiale. Pendant une semaine, en novembre 2017, directeurs de musées, curateurs, critiques d’art et collectionneurs internationaux se sont retrouvés autour d’événements, de visites d’ateliers, de vernissages, de talks et de workshops afin de tisser des liens avec la scène artistique locale.
LA CAPITALE ARGENTINE A LONGTEMPS SOUFFERT de son isolement géographique et d’une économie fragile, mais elle jouit d’un héritage culturel riche. Librairies, théâtres, salles de spectacle et musées sont légion, témoignant d’un pays naturellement tourné vers les arts et la littérature. « Il y a une grande effervescence dans la culture porteña
(les habitants de Buenos Aires sont appelés les
Porteños, littéralement « ceux du port », NDLR). Les libraires ne ferment pas, les bars
ne se taisent jamais, les centres culturels sont toujours plus grands et les lieux de réflexion se multiplient. Les habitants de Buenos Aires sont insatiables », s’enflamme Federico Curutchet, directeur artistique de Barro, une galerie d’art contemporain qui a ouvert ses portes en novembre 2014 dans le quartier historique de La Boca. C’est ce terrain fertile qui a poussé les organisateurs suisses de la plus importante foire d’art contemporain au monde à choisir Buenos Aires comme première ville partenaire, sa tête de pont en Amérique latine. « Elle porte une scène artistique vibrante, ambitieuse, bien qu’en dehors des grands centres culturels internationaux », analyse Patrick Foret, directeur business initiatives d’Art Basel. « Ce qui nous a émus, c’est que l’on a été face à des gens qui avaient une passion extraordinaire et un grand besoin de se connecter avec le monde, d’accéder à une expertise. »
EN PRENANT SES QUARTIERS À BUENOS AIRES, BienalSur, la Biennale d’art contemporain du continent sud-américain, dont la première édition s’est tenue à l’automne 2017 dans 16 pays et 32 villes, a aussi contribué à mettre la capitale argentine au centre de l’échiquier culturel international. « Nous sommes au sud, mais nous faisons partie du monde. Notre modèle se démarque des schémas des pays du Nord, car il est beaucoup moins élitiste. Voilà pourquoi les institutions traditionnelles se sont naturellement tournées
vers nous », explique Marlise Jozami, qui a cofondé avec son mari, Aníbal, recteur de l’université de Tres de Febrero, cette biennale sud-américaine. Pour ce couple de collectionneurs passionnés et engagés, l’art est un fabuleux moyen de renouer le dialogue entre les peuples quand les promesses politiques s’avèrent limitées. Une vision qu’ils ont prolongée au Musée de l’immigration lors d’un défilé de mode-performance, Génesis. Cultura sin fronteras, organisé avec le designer brésilien Ronaldo Fraga. Objectif ? Rappeler l’importance du respect de la diversité et montrer que les migrations sont bénéfiques pour la société.
VILLE À LA CONFLUENCE DE L’AMÉRIQUE LATINE ET DE L’EUROPE, pétrie de paradoxes (on dit que les Argentins sont des Italiens qui se prennent pour des Anglais), Buenos Aires n’a de cesse de se réinventer grâce à son énergie vitale qui semble inépuisable, et manifeste l’urgence d’un vivre mieux. Bénéficiant d’institutions culturelles de grande qualité comme le Musée d’art latino-américain (Malba), le Musée d’art contemporain (Macba) ou la fondation Proa, mais aussi de rendezvous attendus à l’instar de la foire arteBa, qui oeuvre depuis 1991 au développement du marché de l’art local, Buenos Aires est, avec Mexico
(Mexique) et São Paulo (Brésil), l’un des centres urbains les plus actifs d’Amérique latine en matière d’art contemporain. Ces dernières années ont d’ailleurs été marquées par la multiplication d’initiatives ambitieuses : la mise en place du District des arts, qui concerne trois quartiers au sud-est de la ville, l’ouverture de l’Usine de l’art à La Boca, la création de Móvil, un programme indépendant qui soutient et expose les artistes, ou encore de Meridiano, une organisation réunissant les principales galeries d’art du pays afin de construire avec les pouvoirs publics une politique culturelle durable. « Le secteur de l’art s’est considérablement professionnalisé, remarque Larisa Zmud, jeune galeriste installée dans le quartier dynamique de Villa Crespo. On voit de plus et en plus de collectionneurs s’engager dans des réflexions profondes sur la production artistique. Et la visibilité internationale de la scène locale s’est sensiblement accrue. » Car, en dépit de sa petite taille, le marché de l’art argentin a un fort potentiel, avec un réseau de collectionneurs bien ancré. « Il est en pleine croissance et un terrain d’entente durable s’est établi entre les différents acteurs du secteur et les pouvoirs publics. C’est un moment stratégique pour investir dans l’art argentin. L’année 2017 a montré à quel point la conjoncture était favorable : l’édition d’arteBa fut historique tant au niveau de l’offre que de la demande, nous avons été le pays invité de la foire Arco Madrid, et nous avons été représentés dans de nombreux événements importants – la Documenta, la Biennale de Venise, le Pacific Standard Time LA/LA », explique Julia Converti, directrice générale d’arteBa. «Une évolution positive se fait sentir depuis quelques années », constate Leopol Mones Cazón, cofondateur de la galerie Isla Flotante.
LA SCÈNE ARTISTIQUE DE BUENOS AIRES SURPREND PAR LA RICHESSE et la diversité de ses artistes. La bourse Kuitca, du nom de son fondateur, l’une des figures les plus importantes de la peinture argentine, permet depuis 1991 à de jeunes artistes d’accéder à un atelier ainsi qu’à un encadrement critique et technique. Et si les moyens viennent à manquer après des décennies de crises successives, les artistes forment, en réponse au manque d’infrastructures, une communauté solidaire et unie qui oeuvre au dynamisme culturel. On ne compte plus les ouvertures informelles d’ateliers, la formation spontanée de collectifs
ou encore l’organisation de charlas, ces conversations-débats très animées qui, chaque semaine, foisonnent dans la ville. Diego Bianchi, aujourd’hui âgé de 50 ans et représenté en France par la Galerie Jocelyn Wolff, incarne cette génération d’artistes argentins qui travaille sans attentes économiques. Il s’enthousiasme à l’idée d’organiser des expositions en partant de pas grand-chose, comme celle de 2017 au Musée d’art moderne de Buenos Aires : El presente está encantador , une installation XXL où coexistaient son travail et celui d’autres artistes. S’inspirant de son environnement, Diego Bianchi travaille sur différents supports, mêlant photographies, sculptures et installations. « Je m’intéresse à ce qui n’intéresse personne », explique-t-il. Il identifie des situations poétiques dans la rue et confère à des éléments récupérés et/ou condamnés à l’obsolescence une dimension incarnée et inspirée. « Buenos Aires a été pendant longtemps isolée, une sorte d’île. Les choses changent, car les frontières se sont ouvertes et le soutien institutionnel s’est développé. Ce qui est fort ici, c’est que, même sans argent, les gens continuent de se mélanger, de créer, de croire à la beauté et au bonheur. »