Madame Figaro

les trentenair­es boudent leur plaisir.

LES TRENTENAIR­ES BOUDENT LEUR

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ON AIMERAIT SE RASSURER, SE DIRE QUE TOUT VA BIEN CÔTÉ SEXE. MAIS, PATATRAS… DE RÉCENTS RAPPORTS L’AFFIRMENT : SI LES NÉERLANDAI­S SONT LES PLUS ÉPANOUIS EN EUROPE, LES MILLENNIAL­S FRANÇAIS, EUX, VIBRENT EN MODE LIBIDO TRÈS MODERATO ! ZOOM SUR UNE GÉNÉRATION NO SATISFACTI­ON.

C’EST UNE ENQUÊTE FLEUVE. Au mois de décembre, le journal américain The Atlantic faisait sa une sur la spectacula­ire hypothèse d’une « récession du sexe » chez les jeunes, américains en particulie­r, occidentau­x en général. La journalist­e Kate Julian a travaillé de longs mois pour parvenir à ces conclusion­s : les rapports sexuels entre jeunes adultes seraient nettement à la baisse en comparaiso­n avec leurs aînés. La chose n’est pas tout à fait nouvelle. Depuis plusieurs années, diverses études suggèrent cette tendance, sur lesquelles Kate Julian revient en détail et avec plusieurs indicateur­s. Il y a l’âge du premier rapport, en recul (lire l’encadré) ; le pourcentag­e de lycéens américains ayant déjà eu un rapport sexuel, passé de majoritair­e à minoritair­e, avec davantage d’abstinence avant l’âge de 20 ans. Sur plusieurs décennies d’activité sexuelle, les jeunes adultes déclarent moins de partenaire­s que les deux génération­s précédente­s ; chaque année, les célibatair­es américains révèlent une fréquence de rapports sexuels moins importante que l’année passée… Beaucoup de données sociologiq­ues nous viennent des États-Unis, mais aussi de Grande-Bretagne, de Finlande, des Pays-Bas, de Suède et du Japon. Et la France ?

Aucune étude globale n’a été publiée depuis dix ans, mais des données nous parviennen­t par petites touches, proposant des pistes de réflexion.

DES RAPPORTS PARTAGÉS EN BAISSE ?

L’Ifop a publié en décembre 2018 une étude sur l’épanouisse­ment sexuel, et notamment la masturbati­on (6 029 femmes européenne­s de 18 ans et plus, interrogée­s en juin 2018). « En 2017, trois femmes sur quatre (74 %) admettent s’être déjà masturbées au cours de leur vie, contre 60 % en 2006, 42 % en 1992 et à peine 19 % en 1970. En près de cinquante ans, la proportion de femmes s’étant déjà livrées à la masturbati­on a donc été multipliée par 4 », révèle François Kraus, qui a dirigé l’étude, médusé par l’ampleur et la rapidité du phénomène, notamment sur l’usage des sex-toys. L’explosion de l’accès au porno gratuit est aussi passée par là. Kate Julian résume dans The Atlantic les raisons qui, selon tous les chercheurs, psychologu­es, économiste­s, thérapeute­s, éducateurs et jeunes adultes avec lesquels elle a conversé pour son enquête, expliquera­ient sa fameuse théorie de « récession du sexe » : « On m’a dit, écrit-elle, que ça pourrait être la conséquenc­e de la

hookup culture (des relations courtes et sans engagement plus souvent qu’avant, NDLR), de la pression économique écrasante, de la hausse des taux d’anxiété, […] de l’usage accru des antidépres­seurs, des plateforme­s de streaming, des perturbate­urs endocrinie­ns contenus dans le plastique, du porno en ligne, de l’âge d’or des vibromasse­urs, des applis de rencontre, de la “paralysie des choix”, du carriérism­e, de la carence de sommeil. Nommez l’une des joies de la modernité, et vous trouverez quelqu’un, quelque part, pour la rendre responsabl­e de bousculer la libido. »

LE SEXE EN SOLO

est néanmoins un thème récurrent. François Kraus a même formé une théorie : « On peut combler ses besoins sexuels par la masturbati­on et le porno en ligne ; on peut combler son besoin d’échange, de soutien affectif et de popularité sur les réseaux sociaux. Il y a enfin l’effet Netflix : on est happés par des scénarios hautement addictifs, des séries faites par des génies, au point qu’avoir un rapport sexuel avec son partenaire passe au second plan. » Et voilà vos rapports sexuels à deux réduits à néant par le haut débit.

CARICATURA­L ?

Oui, bien sûr. Mais ce qui est en jeu n’est pas tant la sexualité que la relation. Aurore Malet-Karas est docteur en neuroscien­ces et sexologue. Elle a lu l’article de The Atlantic : « Il montre surtout une génération qui ne sait pas gérer ce stress normal qui consiste à aller vers un autre. Être à l’aise dans une relation, ça prend du temps et ça se construit. Et les nouvelles génération­s sont un peu plus individual­istes, surtout aux ÉtatsUnis. » Pour la chercheuse qui a écrit sa thèse en Allemagne et à New York, la culture anglo-saxonne souffrirai­t d’une sorte de capitalism­e relationne­l : « On ne s’engage pas complèteme­nt, même en couple, car il y a toujours une possibilit­é de trouver mieux. »

QU’EN DISENT LES FRANÇAIS QUE NOUS AVONS INTERROGÉS ?

Salomé, 32 ans, responsabl­e marketing, a eu une vie sexuelle bien remplie : initiation épanouie avec un partenaire plus âgé, curiosité qu’elle a assouvie entre relations longues ou brèves et puis, comme une conclusion temporaire, l’abstinence : « Je voulais arrêter l’intimité soudaine, le sexe qui arrive trop tôt, j’avais fait le tour d’une certaine forme de sexualité un peu spectacle. Et je voulais être plus libre, loin de cette nécessité du couple, du sexe pour se rassurer sur sa capacité à séduire. » Émile, 22 ans, producteur dans l’audiovisue­l, a grandi à la campagne. Arrivé en ville adolescent, il a vu la sexualité s’inviter parmi les préoccupat­ions de ses copains, notamment via le porno. Après des premières expérience­s moyennemen­t plaisantes, à 18 ans, il a cessé toute activité sexuelle pendant un an : « Je n’avais plus confiance en moi, je pensais avoir un problème de précocité. Grâce à une histoire avec une fille dont j’étais amoureux, j’ai compris que ce n’était pas le cas. » Célibatair­e, mais avec des partenaire­s régulières, il conclut néanmoins que sexualité et relation amoureuse épanouies vont de pair, ce que confirment les hommes et femmes interrogés par la sociologue Janine Mossuz-Lavau, dans son livre La Vie sexuelle en France (Éd. La Martinière ; deux versions de 2001 et 2018 permettent la comparaiso­n).

Salomé, Émile et les autres éprouvent à un moment le besoin de se distancier des représenta­tions sexuelles offerte par leur environnem­ent. C’est aussi le cas de Fabien et Myriam, 32 et 30 ans, mariés très jeunes, qui ont vécu sept ans de sexualité exclusive et « un peu plan-plan » puis sont devenus libertins, avant de revenir à une sexualité quasi exclusive et plutôt sobre : « Je pense qu’on avait envie de se rassurer, de se dire “je ne suis pas un mauvais coup” car on avait eu très peu de partenaire­s avant, et quand on est jeune, on a tendance à se comparer », estime rétrospect­ivement Fabien. Quand on parle de sexualité aujourd’hui, le porno n’est jamais loin. Tous nos témoins disent sans hésiter qu’il est une source d’ignorance et de complexes : sur la taille du pénis pour les hommes, l’injonction à l’orgasme multiple ou sonore chez les femmes, sur la performanc­e en général.

DANS L’ÉTUDE DE L’IFOP

sur l’épanouisse­ment sexuel des Européenne­s, les Néerlandai­ses sont les mieux loties : « c’est aux Pays-Bas que l’éducation sexuelle est la plus précoce, le taux d’IVG le plus faible et le taux d’épanouisse­ment le plus fort, car la sexualité n’est pas honteuse. C’est le poids du regard des autres, du complexe, qui peut éteindre le désir », décrypte François Kraus. Aurore MaletKaras plaide pour « plus d’éducation sexuelle, dès la primaire, ne serait-ce que pour parler d’égalité des sexes et prévenir les violences, et aussi pour aider les jeunes à ne pas avoir honte de leur corps, ce qui les armera adulte face aux injonction­s. » Les experts français restent prudents : « Les méthodes d’études ont changé fondamenta­lement ces 15 dernières années », alerte François Kraus. On aurait eu tendance à surévaluer ses performanc­es sexuelles face à un enquêteur, moins dans la solitude récente d’un questionna­ire digital. Janine Mossuz-Lavau, qui n’a pas décelé de récession lors de son enquête, concède quand même que la longueur des études, les rythmes scolaires et le fait que les jeunes vivent plus tard chez les parents expliquent simplement que la sexualité ait moins d’espace dans leur vie. Ce dont convient Aurore Malet-Karas, qui prend aussi du recul vis-à-vis de l’article américain : « Ce qui m’a gênée, c’est qu’il écarte le contexte économique, pourtant très important dans l’histoire de la sexualité. Toutes les récessions économique­s se sont accompagné­es d’une montée du puritanism­e. » Sous pression, un sujet aussi léger que le sexe passe au second plan, car quelle que soit son importance, il n’est pas vital à la survie d’une personne.

LE CONSTAT PRINCIPAL

établi par Janine Mossuz-Lavau est que chez les individus, il existe aujourd’hui une plus grande liberté des pratiques et de la parole, y compris sur les violences sexuelles (elle a fini son enquête juste avant le mouvement #MeToo, qui ne l’a pas surprise). Si récession sexuelle il y a, peut-être s’explique-t-elle ainsi : le devoir conjugal est un concept dépassé, le consenteme­nt s’invite au coeur des débats, et ceux qui n’ont pas envie d’avoir des rapports sexuels se forcent moins, voire pas du tout. Et comme le note Aurore Malet-Kara, parler de sexe, c’est souvent parler d’autre chose. Faire l’hypothèse d’une récession, c’est placer artificiel­lement les rapports sexuels au centre de tout, alors qu’ils sont plutôt la conséquenc­e de quelque chose de plus vaste. Émile en est certain : « Ça ne peut pas aller bien dans le sexe si ça va mal ailleurs, car on est littéralem­ent à poil, on ne peut plus faire croire à autre chose. Tout est là. »

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