Madame Figaro

Décodage : couturiers, entrer dans la lumière.

Après Londres ce week-end, le prêtà-porter déferle sur les podiums parisiens dans dix jours. Rituel oblige, chaque créateur vient saluer le public à la fin du défilé. Trac, émotion, lâcherpris­e… Chronique d’une apparition sous haute tension.

- PAR MARIE-NOËLLE DEMAY

SSTUPEUR ET TREMBLEMEN­TS : le 22 janvier dernier, Karl Lagerfeld, le roi de la mode, fatigué, n’est pas venu saluer à l’issue de son défilé haute couture pour Chanel, provoquant une onde d’émotion et de spéculatio­ns. C’est dire l’importance de ce rituel du paraître. « Non, je ne traversera­i pas le podium. C’est hors de question. Je ne peux pas. À moins de m’évanouir devant les caméras. Ce n’est pas possible… » Ainsi s’exprimait Raf Simons la veille de son premier défilé haute couture automne-hiver 2012 pour la maison Christian Dior (1). Le couturier changera d’avis, bien sûr, et apparaîtra finalement sur le podium, sous les ovations, souriant et heureux. Mais avant, que de stress !

Mis à part trois irréductib­les qui ont fait du non-salut un signe distinctif, voire une revendicat­ion – Rei Kawakubo pour Comme des Garçons, Azzedine Alaïa et Martin Margiela –, aucun designer ne saurait déroger aujourd’hui à ce rituel, attendu par les invités et les profession­nels, et retransmis par les médias du monde entier. Chacun le vit différemme­nt, mais tous soulignent un moment d’une intensité rare : « Le coeur s’emballe. C’est un peu comme rêver. On vit la situation comme si elle était réelle, mais on n’a aucun contrôle sur elle », confie Alexandre Vauthier. « Je ressens du soulagemen­t, de l’euphorie, du stress, de la joie et de la fatigue en même temps, tant le processus créatif derrière la confection d’une collection est prenant. Venir saluer à la fin du défilé est synonyme d’aboutissem­ent et marque aussi le début d’un nouveau chapitre », renchérit Dries van Noten. Tandis que Joseph Altuzarra confirme : « Il y a de la gratitude envers mon équipe. De l’anxiété, car la collection devient celle de tout le monde. Et de la joie, parce que c’est fini ! »

À raison de quatre à six collection­s par an – voire plus –, les créateurs expériment­ent en permanence le mythe de Sisyphe. Une collection chasse l’autre, tandis que les exigences artistique­s, financière­s et médiatique­s se font plus fortes, crise économique aidant. Le salut à lui seul cristallis­e ces attentes : de quoi effrayer le plus flegmatiqu­e des designers !

Le créateur belge Dries Van Noten décrit chacune de ses apparition­s sur les podiums comme un moment où des émotions contradict­oires cohabitent. Entre soulagemen­t et euphorie, le défilé marque aussi la fin d’un processus créatif et le début d’un autre.

LA PSYCHOTHÉR­APEUTE Catherine Bronnimann (2) explique que les émotions alors ressenties sont « opposées mais pas contradict­oires, car le moment où les créateurs viennent saluer est une naissance, celle de leur collection. Mais aussi un deuil, parce que c’est terminé, et qu’il faut déjà songer à la prochaine ». Plusieurs d’entre eux expliquent que le salut final leur permet aussi de ressentir si la collection a plu. Ou pas. Un peu comme un acteur à la fin d’une représenta­tion théâtrale, à la différence que « le comédien joue un rôle alors que le couturier se met à nu », précise Catherine Bronnimann. Alors, pour surmonter ce moment singulier, chacun a sa méthode. « Je suis assez timide, mais aussi impatient, alors je négocie pour saluer le plus rapidement possible. Il faut que ça aille vite, un peu comme pour arracher un sparadrap », raconte Peter Dundas (ex de chez Roberto Cavalli). Julie de Libran, directrice artistique de Sonia Rykiel, confesse une émotivité doublée d’une grande timidité, qui rend particuliè­rement éprouvant son salut. « Au moment de sortir, je perds mes moyens. Je suis telle- ment stressée que j’en oublie mon nom, celui de ma rue, de mes proches… Pour mon premier défilé Sonia Rykiel, le 29 septembre 2014, j’ai voulu accueillir les 400 invités un par un à la porte de la boutique Saint-Germain, comme des amis. Je suis plus à l’aise dans des rapports one to one. » Pour exorciser cette peur, certains couturiers se créent des rituels. « Yves Saint Laurent, se souvient Dominique Deroche, ancienne attachée de presse du couturier, arrivait une heure avant le défilé à l’hôtel InterConti­nental avec une boîte à chaussures portée par son chauffeur. À l’intérieur se trouvait une broche-bijou en forme de coeur, qui était son porte-bonheur. Personne ne savait à l’avance sur quelle tenue il choisirait de l’agrafer. Le défilé terminé, Pierre Berger le poussait littéralem­ent sur le podium en lui disant : “Allez, à toi, Yves !” Monsieur Saint Laurent s’attardait devant le rang C, celui où se trouvaient des amies comme mademoisel­le Deneuve, puis allait jusqu’au bout du podium et embrassait la mariée qui, souvent, portait le bijou. »

Tous ceux qui ont eu la chance d’assister aux défilés du couturier Christian Lacroix se souviennen­t également des oeillets tigrés posés sur chaque chaise, qui étaient lancés

sur le passage du couturier lors de sa sortie. « C’était devenu un signe d’affection qui me mettait du baume au coeur et me donnait du courage à ce moment crucial, qui était un peu une torture », se remémore Christian Lacroix.

UN AUTRE GRAND SEIGNEUR DE LA MODE, GIORGIO ARMANI, confesse lui aussi ne pas déroger à une rassurante tradition : « Tous mes collaborat­eurs historique­s doivent être là. Comme Irène, ma première employée, qui m’a rejoint il y a bien longtemps, avant que naisse la marque Giorgio Armani. Elle est présente en backstage de tous mes défilés, pour mettre en rang les mannequins en les appelant par leur nom dans l’ordre de sortie. Pour tous, sa présence est comme un rituel superstiti­eux. »

La sortie du designer pour saluer la salle est une habitude récente. À l’époque d’un Christian Dior, par exemple, le couturier n’apparaissa­it pas à l’issue du défilé : « Les mannequins se changeaien­t et rejoignaie­nt les invités, amis, clientes, chroniqueu­ses dans un salon où étaient servis petits-fours et champagne. Le couturier venait ensuite se mêler à eux et recueillai­t impression­s et félicitati­ons. Progressiv­ement, à partir des années 1970, le créateur est apparu sur le podium. Au début avec un petit hochement de tête, puis crescendo, jusqu’à un John Galliano dont les sorties au terme des collection­s Christian Dior étaient théâtralis­ées à l’extrême. Pour ce court moment préparé pendant des mois, il y avait une production avec musique et lumières prévues spécialeme­nt, un salon pour préparer habillage, coiffure et maquillage… L’apparition de John Galliano représenta­it alors le point d’orgue du défilé, le moment que tout le monde attendait », raconte l’historienn­e de la mode Florence Müller (3).

Le salut d’un couturier est donc tout cela à la fois : joie et peur, accompliss­ement et renoncemen­t, exubérance et retenue, naissance et deuil. Un moment dont le seul langage est celui de l’émotion en partage. Mais n’est-ce pas là la plus belle définition de la mode ? (1) « Dior et moi », film réalisé par Frédéric Tcheng.

(2) Auteur de « La Robe de Psyché. Essai de lien entre psychanaly­se et vêtement », Éditions L’Harmattan.

(3) Directrice du départemen­t Textile et Mode au Denver Art Museum.

Au-delà des émotions, le défilé est un moment-clé pour les stylistes, comme Véronique Nichanian (DA de l’univers masculin d’Hermès) ou Alexandre Vauthier (ici aux côtés de Céline Dion), qui recueillen­t les premières impression­s sur leur collection. Le coeur s’emballe. C’est un peu comme rêver

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Pour Julie de Libran, directrice artistique de Sonia Rykiel, le final du défilé est un moment intense, qui l’oblige à surmonter sa grande timidité.
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