Madame Figaro

Tara Westover.

UN PÈRE MORMON ET SURVIVALIS­TE, UN FRÈRE VIOLENT… À 16 ANS, ELLE PREND SON DESTIN EN MAIN, QUITTE L’IDAHO POUR ÉTUDIER ET GRANDIR. SON LIVRE, UNE ÉDUCATION, EST LE RÉCIT LUCIDE ET SALVATEUR D’UNE RECONSTRUC­TION. RENCONTRE.

- PAR MINH TRAN HUY

DANS UNE ÉDUCATION *, SON EXTRAORDIN­AIRE RÉCIT, Tara Westover raconte un itinéraire qui ne l’est pas moins. Originaire de l’Idaho rural, aux États-Unis, elle a grandi au sein d’une famille mormone. Son père, qui gagne sa vie grâce à une décharge de ferraille, est convaincu que la fin des temps est pro- che, et que l’école et la médecine sont aux mains des Illuminati et du diable. Tara n’a pas d’acte de naissance et donc aucune existence officielle. Elle reste à la maison et confection­ne des bocaux de pêches dans l’attente du jour où la lune deviendra sanglante et où il faudra saisir son sac à dos pour se terrer… Pour échapper à la violence de l’un de ses frères, la jeune fille décide, à seize ans, de partir de chez elle et de s’inscrire à l’université. C’est le début d’un chemin qui, après beaucoup d’efforts, la mène à Cambridge et à Harvard, mais au cours duquel elle se voit également forcée de couper toute relation avec ses parents, traversant une grave dépression. Entretien avec une selfmade-woman qui, grâce à ce témoignage d’une force unique sur la possibilit­é de se (re)construire, a rencontré un succès internatio­nal et a recueilli les compliment­s de Barack Obama.

MADAME FIGARO. – Qu’est-ce que l’éducation pour vous ?

TARA WESTOVER. – Mes parents m’ont très souvent dit :

« Tu peux apprendre par toi-même n’importe quoi, bien mieux que n’importe qui d’autre ne peut te l’apprendre ». Je pense que bien des gens pensent à l’éducation comme à une sorte de tapis roulant sur lequel on se tient, qui vous transporte de l’autre côté d’un tunnel d’où on ressortira­it éduqué. Mais, pour moi, c’est une entreprise d’ordre vital, quelque chose de vivant dans lequel on s’engage tout entier et qui vous transforme.

Vous dédiez votre livre à votre frère Tyler. Quel rôle a-t-il joué dans votre vie ?

Tyler, qui a également quitté la maison pour aller à l’université, m’a beaucoup soutenue et influencée. Il m’a initiée à la musique classique en me faisant écouter des disques, et cela est devenu notre langage secret. La musique fut la première chose dans mon existence qui m’ait fait penser qu’il pouvait y avoir quelque chose dans le monde extérieur valant la peine de quitter les montagnes de l’Idaho. La première fois que j’en ai entendu, je me suis rendu compte qu’il existait des domaines pour lesquels j’avais besoin de quelqu’un d’autre pour m’instruire : il m’était impossible d’apprendre seule, de chez moi, à pratiquer la musique.

Dans quelle mesure votre éducation a-t-elle créé un fossé entre vous et votre famille ?

Mon éducation a fait de moi une personne différente. En fin de compte, elle m’a donné le sens des perspectiv­es et la confiance nécessaire­s pour me défendre par des moyens dont je n’avais jamais disposé jusque-là. Nous n’avons pas rompu avec ma famille parce que je suis allée à l’université contre la volonté de mon père, ou même parce que je suis partie étudier à Cambridge. Mais parce que j’ai parlé ouvertemen­t des maltraitan­ces que m’infligeait mon frère Shawn (qui l’insultait, la menaçait, l’agressait, la traînait par les cheveux, jusqu’à lui briser le poignet… NDLR). Mes parents n’ont pas pu affronter ces révélation­s et ont choisi de retourner la situation pour me donner le rôle de la méchante. Dans des familles comme la mienne, il n’y a pas de pire crime que de dire la vérité.

Pourquoi était-il si important pour vous d’écrire ces Mémoires ? Pensez-vous que raconter votre histoire était aussi une façon de guérir vos traumatism­es ?

J’ai écrit le livre que j’aurais aimé m’offrir quand j’ai perdu ma famille. Lorsque j’ai fait cette expérience, j’ai pris conscience de l’importance des histoires, de leur rôle fondamenta­l quand il s’agit de savoir de quelle manière nous devons vivre : ce que nous devrions ressentir, à quels moments nous devrions être fiers, quand devrions-nous avoir honte. Je perdais les miens, cependant il me semblait qu’il n’y avait pas d’histoires à ce sujet : pas d’histoires sur la façon de vivre cela et de se comporter quand la loyauté envers votre famille entre en conflit avec la loyauté envers vous-même. Je voulais aussi écrire une histoire sur le pardon, mais sans confondre le pardon et la réconcilia­tion, et sans considérer la réconcilia­tion comme la forme la plus haute du pardon. Dans ma vie, je savais que ces deux attitudes pouvaient demeurer séparées, toujours. J’ignorais si je me réconcilie­rais un jour avec ma famille. Mais j’avais besoin de croire que je pouvais lui pardonner, même si je ne m’étais jamais réconcilié­e avec elle.

Le succès de votre livre a-t-il changé quelque chose dans votre relation avec vos parents ou avec vos frères et soeurs ?

Je dirais que nous pensons que l’amour est noble et, à certains égards, il l’est. Mais, selon d’autres considérat­ions, il n’a rien de noble. L’amour, en définitive, n’est que de l’amour. Et parfois les gens font des choses terribles à cause de cela. Certains membres de ma famille ont compris pourquoi j’avais besoin de raconter cette histoire. Je pense même qu’ils ont considéré que cela pourrait avoir une certaine valeur pour les autres.

C’est votre premier livre… Comment vous y êtes-vous prise ? Diriez-vous que là encore on vous aurait enseigné comment écrire ?

J’ai lu une poignée de récits de souvenirs pour me faire une idée de ce que recouvrait ce genre, en quoi il consistait. J’avais besoin d’apprendre les fondamenta­ux. J’avais écrit des dissertati­ons et des essais, mais jamais de texte narratif. Qu’est-ce qu’un changement de rythme ? Qu’est-ce qu’un point de vue ? Je n’en avais aucune idée. Tout ce que j’ai écrit au début était très mauvais. Puis le fiction podcast du New Yorker (newyorker.com/ podcast/fiction) est devenu une obsession : on peut écouter des choses absolument merveilleu­ses, comme Margaret Atwood lisant une nouvelle de Mavis Gallant, avant que la romancière et Deborah Treisman – rédactrice en chef du fiction podcast du New Yorker – ne la commentent et discutent des raisons pour lesquelles elle fonctionne. Toutes deux évoquent ces petits trucs bizarres que font les écrivains et qui vous facilitent la tâche, vous aidant ainsi à vous dire que, vous aussi, vous pouvez y parvenir.

* « Une éducation », de Tara Westover, traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, Éditions JC Lattès, 400 p., 22 €.

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