Madame Figaro

Chris : « Si on ne se réinvente pas, on se rend. »

- PAR PAOLA GENONE / PHOTOS THOMAS NUTZL / RÉALISATIO­N AGNÈS POULLE

AURÉOLÉE D’UN SUCCÈS CRITIQUE ET PUBLIC FULGURANT, ELLE A SURGI SUR LA SCÈNE MUSICALE SOUS LE NOM DE CHRISTINE AND THE QUEENS. CINQ ANS PLUS TARD, SA COURONNE NE LUI A PAS FAIT PERDRE LA TÊTE. NOUVEAU LOOK, NOUVEAU NOM, CETTE ARTISTE TOTALE POURSUIT SES EXPLORATIO­NS, SE JOUANT AVEC GRÂCE DES FRONTIÈRES ET DES GENRES.

TTel un parfum, Chris laisse une trace dans l’espace à chaque sourire, à chaque pas. Un flot d’émotions émane de la gestuelle de ses mains en perpétuel mouvement. « Nues », comme elle les décrit, blanches, expressive­s et élégantes, évoquant dans leur chorégraph­ie la grâce et l’éloquence de celles d’un Merce Cunningham. La chanteuse, auteur et compositri­ce nantaise au charisme singulier a conquis le monde à coups de tubes addictifs et de références sans frontières. En l’observant danser devant l’oeil du photograph­e dans ce studio parisien, Chris, son nouveau pseudo, virevoltan­t, claquant des doigts, défiant les lois de la gravité, semble mimer l’un des bad boys à la mèche bien peignée de West Side Story.

Depuis la parution de son premier album, Chaleur humaine (disque de diamant), Héloïse Letissier, alias Christine and the Queens, n’a cessé d’évoluer, de surprendre et de tout rafler : longtemps à la tête des charts dans le monde entier, elle a été couronnée de trois Victoires de la musique et d’un Brit Award…

Consacrée « leader de la prochaine génération de pop stars qui refont le monde » par le prestigieu­x magazine américain Time, elle multiplie, depuis deux ans et demi, ses quarts d’heure de gloire sur scène comme sur disque. Son deuxième opus, le magistral Chris, élu album de l’année par The Guardian, s’est classé numéro un en Angleterre, où son nouveau look – cheveux courts et allure de garçonne façon Catherine (Jeanne Moreau) déguisée dans Jules et Jim – a été encensé par la presse. « Who’s Queen ? » questionne en une The Sunday Times : Chris, évidemment ! Nommée une nouvelle fois aux Brit Awards et aux Victoires de la musique 2019, elle poursuit sa course au sommet avec une tournée mondiale. Interview.

MADAME FIGARO. – Chris est votre nouveau pseudonyme…

Peu d’artistes prennent le risque de changer de nom, de peur de ne plus être reconnus. Est-ce un défi ?

CHRIS. – C’est un geste radical. Mon premier album a été une façon de m’affirmer, d’exister. Tout ce que je fais musicaleme­nt et visuelleme­nt est le résultat de ce que je traverse. Je ne suis plus la même personne. J’ai évolué : j’ai envie que mon corps et ma voix aillent ailleurs, et d’explorer une féminité différente. Le changement fait partie de ma trajectoir­e d’artiste. Autrement, ce serait d’un ennui mortel. Ma métamorpho­se a été perçue par certains comme un sacrilège.

C’est très intéressan­t. Il y a eu des frictions, des questionne­ments du genre : « Mais où est Christine ? » Ce à quoi j’ai envie de répondre : « Mais qui est Christine ? Est-ce que c’est ta Christine à toi ? » Le danger du succès, c’est d’être érigée en statue, de ne plus oser faire un pas de peur de défier ce sentiment d’appartenan­ce qu’une partie du public peut éprouver, souhaitant que vous ne changiez jamais, que vous restiez immobile, définitive­ment définie, morte en fait.

Il faut savoir s’échapper de cela.

À travers la danse, vos costumes, votre gestuelle de mime, les mises en scène de vos spectacles et de vos clips, vous vous glissez dans la peau de plusieurs personnage­s…

D’où vous vient ce goût de la métamorpho­se ?

Je suis fascinée par les artistes hybrides qui ont construit leurs multiples identités à partir d’une myriade de discipline­s. David Bowie a beaucoup appris du mime Lindsay Kemp… Michael Jackson a autant été inspiré par les danses de rue de Harlem que par les chorégraph­ies de Marcel Marceau, avec lequel il entretenai­t une relation d’admiration mutuelle. C’est de là qu’est né son moonwalk.

Et il ne faut pas oublier que je viens du théâtre : c’est ma première passion. La musique est arrivée bien après dans ma vie. Quand j’étais comédienne, on me donnait des rôles comiques ou burlesques. J’ai même été clown.

Mes performanc­es ont toujours été très physiques, liées à la transforma­tion.

Et même si je n’ai pas pris de cours de mime, je viens de l’école du corps.

Vos mains sont omniprésen­tes, cachant ou cadrant votre visage. Elles semblent parler, exprimer votre être…

Je suis obsédée par les mains.

Tous les grands danseurs le sont, car elles révèlent votre identité. Les chorégraph­ies de Pina Bausch, mon idole, sont magnifiées par la danse de ses mains si expressive­s,

par ses gestes si délicats et précis.

Quand je me sens bloquée dans la vie comme sur scène, je me laisse guider par l’énergie de mes mains et tout se libère. Ce sont mes alliées, mes appuis : elles m’aident à ne pas rester figée, à raconter une histoire, une émotion… Qu’est-ce qui vous a amenée à la danse ? L’instinct, le besoin. J’ai commencé la danse classique très jeune, que j’ai pratiquée jusqu’à mes 15 ans.

C’est une discipline que j’aime profondéme­nt. Mais il y avait quelque chose de trop normé. Je l’ai mal vécu au bout d’un moment et je me suis échappée.

Je me suis tournée vers le contempora­in, le hip-hop, le jazz… Puis j’ai commencé à explorer la danse seule, dans ma chambre, en m’entraînant pendant des heures à partir de chorégraph­ies que je trouvais sur YouTube. C’était une façon de méditer, de me chercher… Je poursuis ce parcours. Tout comme je ne cesse d’apprendre et de me découvrir aux côtés d’autres danseurs. Ma dernière passion est le krump, une danse très physique, animale, violente, entre le hip-hop et le contempora­in. Il y a une réinventio­n de soi dans la pratique de la danse. Et si on ne se réinvente pas, on se rend. La vie est faite de choix : j’ai choisi de ne jamais me rendre.

Ne jamais vous rendre à quoi ?

À l’immobilism­e, à la peur de l’inconnu. Longtemps, j’ai été mon propre ennemi. La Christine que vous avez vue sur scène à ses débuts, chantant et dansant seule avec son ordinateur, était en plein défi et se criait à l’intérieur d’elle-même : « Tu vas t’aimer ! » J’ai passé vingt ans de ma vie à ne pas m’aimer. Mon adolescenc­e a été un enfer de complexes. Danser et chanter m’a permis de me regarder avec plus de douceur, et le personnage de Christine a été un déclic mental.

Avez-vous la sensation d’être perçue de façon différente par le public durant votre tournée mondiale ?

Absolument ! Ce qui est marrant, c’est que j’existe sur plusieurs territoire­s à la fois. J’aurais presque pu faire un making of de tout ce qui s’est passé autour de la réception de cet album ! À Seattle, c’était fou, incroyable­ment chaleureux : je suis descendue dans la fosse et j’ai dansé avec les gens. En Angleterre, je me suis sentie comprise. En France, j’ai passé beaucoup de temps à expliquer. Expliquer que ma musique est hybride, qu’il y a plusieurs façons de vivre sa féminité. Chris est l’une des façons de m’exprimer. Je ne suis pas dans la dissimulat­ion. Je ne me cache pas derrière un masque.

Quelle est votre vision de la féminité ?

C’est un long débat, parce qu’à la naissance de mon projet, il y a ma rencontre avec les dragqueens et une façon d’utiliser la féminité, de la théâtralis­er.

Et puis la féminité n’est pas un acquis : c’est quelque chose qui s’apprend et que l’on transmet, et il y a de nombreuses façons de la signifier. J’invente ma façon d’être féminine, comme l’a fait une Katharine Hepburn. Pour moi, la féminité recouvre des choses très personnell­es, propres à chacune.

On vous surnommait Marie-Antoinette à l’école. Pourquoi ?

J’avais 18 ans et mon rapport avec la performanc­e de la féminité était compliqué. Je la parodiais, parce que ce n’était pas quelque chose de naturel. À l’époque, je faisais du théâtre et, pour dépasser mes complexes, je me maquillais beaucoup.

Je me plâtrais le visage et je mettais des robes baroques avec de petits grelots : ça faisait un peu Marie-Antoinette. C’était juste avant que je traverse une période vraiment très dure. J’aurais voulu être metteuse en scène, mais je n’ai pas obtenu de bourse dans mon école de théâtre, parce que j’étais une femme.

J’ai été confrontée à de la pure misogynie, et cela a été très violent. J’ai trouvé du réconfort dans l’écriture, la poésie… J’ai toujours avec moi Fureur et mystère, de René Char. Et j’aime la liberté des vers de Philippe Jaccottet, qui me donnent les larmes aux yeux. Quand je réfléchiss­ais autour de Christine, j’écrivais un journal intime pour la raconter et c’est ça qui m’a sauvée. Christine a été comme une détonation en moi. J’ai eu l’impression d’avoir enfin trouvé ma voie. Le geste d’écrire reste en moi.

Chris est l’une des façons de m’exprimer : je ne me cache pas derrière un masque

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 ??  ?? SEREINE BLAZER ÉCHARPE EN SOIE, AMIRI. BAGUE AMBUSH, BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E.
SEREINE BLAZER ÉCHARPE EN SOIE, AMIRI. BAGUE AMBUSH, BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E.
 ??  ?? AÉRIENNE CHEMISE EN VOILE DE COTON, COS, PANTALON DE JOGGING, LACOSTE, BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E. BASKETS MAISON MARGIELA.
AÉRIENNE CHEMISE EN VOILE DE COTON, COS, PANTALON DE JOGGING, LACOSTE, BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E. BASKETS MAISON MARGIELA.
 ??  ?? TROUBLANTE TOP EN JERSEY ET CUIR, MARNI. BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E.
TROUBLANTE TOP EN JERSEY ET CUIR, MARNI. BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E.
 ??  ?? EXPRESSIVE CHEMISE ET PANTALON EN CUPRO, ACNE STUDIOS. CHAÎNE ET BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­ES, BASKETS MAISON MARGIELA.
EXPRESSIVE CHEMISE ET PANTALON EN CUPRO, ACNE STUDIOS. CHAÎNE ET BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­ES, BASKETS MAISON MARGIELA.
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LIBREVESTE ET JUPE EN LAINE ET SOIE, GUCCI, PANTALON EN COTON,DSQUARED2. BOUCLE D’OREILLE PERSONNELL­E.Coiffure et maquillage Cyril Lanoir.

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