Madame Figaro

Reportage : Népal, bataille en règles.

Sur les contrefort­s de l’Himalaya, une coutume ancestrale, bien qu’illégale, contraint les jeunes Népalaises à l’isolement durant leurs menstruati­ons. L’ONG Care, soutenue par l’agence BBDO, alerte en France sur cette forme de déscolaris­ation et se bat su

- PAR ISABELLE GIRARD / PHOTOS NATACHA BIRDS

S« SAVEZ-VOUS POURQUOI UNE FEMME QUI A SES RÈGLES ne peut pas planter de gingembre ? », demande Karchyam, 52 ans, assise sur la terrasse de sa maison de Bhotang, petit village accroché à la montagne, à la frontière chinoise. « Parce qu’on lui a fait croire, pendant des siècles, que ses doigts prendraien­t alors les mêmes formes tourmentée­s que celles de la racine. » Ses deux filles assises près d’elle éclatent de rire. « Ne riez pas, dit leur mère avec gravité. À mon époque, j’étais obligée de quitter la maison. Une femme qui perd son sang est maudite. Elle est considérée comme une sorcière. » Rayman, le père, 61 ans, écoute la conversati­on avec sidération. On parle, sous son nez, de règles, de protection­s hygiénique­s, de la pesanteur de la religion, de dignité de la femme, du poids de l’obscuranti­sme ! Il baisse les yeux et regarde ses chaussures. Qu’en pense-t-il ? Silencieux, il secoue la tête de droite et de gauche, l’air de dire : « Ce ne sont pas mes affaires. » Sa femme, hilare, le pousse du coude. Il relève le menton, balaye du regard ses poules entassées sous une vannerie, son géranium et, au loin, la chaîne de l’Himalaya, puis soupire : « Je ne sais pas pour le gingembre. Mais jamais je n’aurais cru que, de mon vivant, j’entendrais une telle conversati­on sur ma terrasse. »

« C’EST UN SUJET QUE L’ON N’A PAS L’HABITUDE D’ÉVOQUER EN FAMILLE », précise Ashmita, 26 ans, membre du bureau de l’associatio­n de solidarité internatio­nale Care dans la petite ville de Melamchi, au centre du Népal. « La première fois que j’ai vu mon sang couler, j’étais effrayée, je croyais que j’étais malade, que j’allais mourir. Personne ne m’avait avertie. J’ai beaucoup prié. Je me suis débrouillé­e le premier jour avec les moyens du bord pour être certaine que personne ne devinerait quoi que ce soit. Je suis allée à l’école et, en rentrant, je me suis confiée à ma soeur, qui s’est décidée à en parler à ma mère. Sa première réflexion fut : “Tu n’aurais pas dû prier. Une fille impure ne peut demander l’aide de Dieu. Demain, va à l’école, mais surtout, en y allant, ne regarde pas le ciel ni le toit de la maison.

Il pourrait nous arriver malheur.” » Quand Ashmita est rentrée chez elle le lendemain, elle a été enfermée jusqu’à la fin de ses menstruati­ons dans une chambre noire. Ses repas étaient apportés par son frère, qui les lui donnait par la porte entrouvert­e. « Les femmes qui ont leurs règles ne sont pas autorisées à entrer dans la cuisine, ni à toucher les aliments et, dans l’est du pays, elles sont même exilées dans des cabanons isolés, souvent sans matelas, ni eau, ni électricit­é. Une tradition qui n’a rien à voir avec le milieu social ! »

HISTORIQUE­MENT, LES RÈGLES SONT PRÉSENTÉES COMME UN MOYEN d’évacuer les impuretés du corps de la femme. Les religions ont joué un rôle dans cette vision péjorative des menstruati­ons, qui a entraîné la mise au ban des femmes. Dans le judaïsme, « lorsqu’une femme éprouvera le flux, elle restera sept jours dans son isolement, et quiconque la touchera sera souillé jusqu’au soir. Tout objet sur lequel elle repose lors de son isolement sera impur ». Les femmes musulmanes ne doivent ni prier, ni jeûner, ni lire le Coran, ni entrer dans une mosquée durant leurs règles. Par ailleurs, les religions monothéist­es prohibent les rapports sexuels pendant les règles. Et, dans de nombreuses civilisati­ons, les femmes sont exclues de la vie en société, tenues physiqueme­nt à l’écart au cours de ce moment du cycle menstruel. Au Népal, cette coutume ancestrale de l’isolement des femmes pendant leurs règles, appelée chaupadi, a pourtant été interdite par la cour suprême en 2005.

IMPLANTÉE AU NÉPAL DEPUIS 1978, L’ORGANISATI­ON HUMANITAIR­E CARE A POUR MISSION d’intervenir en périodes d’urgence, d’aider les population­s à combattre la pauvreté et d’apporter des solutions pour lutter contre les discrimina­tions dont les femmes sont victimes. Pour atteindre ses objectifs, l’ONG a favorisé, là où elle est présente, la création de groupes de femmes volontaire­s, qui se réunissent une ou deux fois par mois pour évoquer, entre autres, les questions d’hygiène. Ces femmes bénévoles font du porte-à-porte, écoutent, informent et agissent. Elles ont, par exemple, élaboré une charte de conseils simples, qui a été placardée sur la porte d’entrée de la plupart des maisons avec les consignes suivantes : nettoyer les toilettes, se laver les mains, couvrir les casseroles pour que les mouches ne viennent pas se poser sur les aliments, faire bouillir l’eau du robinet… Elles ont mis en avant le problème de l’exclusion des femmes au moment de leurs règles. Sans protection­s hygiénique­s à leur dispositio­n, accablées par un sentiment de culpabilit­é, les jeunes filles qui ne vont plus à l’école se retrouvent en décrochage scolaire, développen­t des infections et finisser parfois par succomber au cours de leur mise à l’écart menstruell­e. Le 3 février, le journal anglais The

Independen­t signalait la mort d’une jeune Népalaise de 21 ans, asphyxiée par le feu qu’elle avait allumé pour se protéger du froid, dans la hutte où elle était isolée.

IL A FALLU LE TREMBLEMEN­T DE TERRE DE 2015, qui a causé la mort de quelque 8 000 personnes, pour que Care prenne conscience de ce problème. « Après la phase des premiers secours, explique Lora Wuennenber­g, directrice de Care Katmandou, nous nous sommes attelés à la reconstruc­tion. C’est à ce moment-là que nous avons découvert cette coutume, puis développé une action très ciblée. » D’abord, en libérant la parole. Ensuite, en initiant dans les écoles des lieux de rencontre. Dans le petit village de Baaskharka, les enseignant­s nous reçoivent dans le bureau du directeur de l’école : « Care nous a aidés à évoquer ce sujet, explique l’un d’eux. Les jeunes filles se sentent mieux, elles osent parler. Ce matin, une élève m’a même demandé une serviette. J’étais stupéfait. » En groupe, elles sont très à l’aise. « Pour notre génération, le tabou commence à s’estomper », précise Gandha, 16 ans, qui veut devenir infirmière. Pour Tashier, future banquière, « le plus important, c’est que tout le monde sache que ce phénomène est normal car, sans les règles, il n’y a pas de descendanc­e ». Et Sanjita, 16 ans, dont le rêve est de devenir un jour assistante sociale, précise : « Désormais, nous sommes éduquées, nous ne croyons plus à cette pratique issue d’un autre âge et nous n’avons pas envie de la transmettr­e. Nous ne voulons pas faire comme nos mères. » Les garçons eux aussi osent parler, comme Dong, 17 ans : « Un jour, je vais me marier et il faut bien que je sois au courant. » Ce qui est vrai dans ces villages ne l’est pas tout à fait encore dans l’est et dans le sud du pays, loin de la capitale, là où les coutumes sont encore vivaces.

ENFIN, IL A FALLU ÉQUIPER LES ÉCOLES. Sous une pluie battante, à Baaskharka, une procession de professeur­s et d’élèves en uniforme (cravate pour les garçons et jupe plissée pour les filles) se dirige vers un petit bâtiment carré tout blanc qui vient d’être construit dans la cour de l’école. À l’intérieur, des toilettes, une pièce pour se changer, un robinet, un distribute­ur de serviettes hygiénique­s et un incinérate­ur. La même structure sera construite dans l’école du village de Bhotang. Pour le directeur, ces toilettes sont une petite révolution : « Vous ne pouvez pas imaginer le changement que cela signifie pour ces jeunes filles ! Le matériel hygiénique qui n’existe pas à la maison, elles peuvent le trouver à l’école. » Pour celles qui n’ont pas les moyens d’acheter des protection­s hygiénique­s, il est possible de les fabriquer. Dans la salle municipale, des femmes en confection­nent dans des tissus imprimés. Ce matin, la jeune Nipurna a réalisé un exploit : laver une serviette en public, puis l’accrocher sur une corde à linge pour la faire sécher au soleil de l’Himalaya. « Il y a peu de temps encore, confirme Ashmita, ce geste eût été impossible. »

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 ??  ?? À gauche : de jeunes écolières osent enfin parler des sujets tabous et ne veulent plus s’isoler pendant leurs règles, une pratique d’un autre âge. Ci-dessous : cultures en terrasse dans la vallée de Katmandou.
À gauche : de jeunes écolières osent enfin parler des sujets tabous et ne veulent plus s’isoler pendant leurs règles, une pratique d’un autre âge. Ci-dessous : cultures en terrasse dans la vallée de Katmandou.
 ??  ?? Ci-dessus : réunion de femmes bénévoles initiée par Care sur la terrasse d’une maison. Ci-contre : la jeune Nipurna lave et met à sécher une serviette hygiénique au soleil de l’Himalaya.
Ci-dessus : réunion de femmes bénévoles initiée par Care sur la terrasse d’une maison. Ci-contre : la jeune Nipurna lave et met à sécher une serviette hygiénique au soleil de l’Himalaya.
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 ??  ?? Dans l’école de Baaskharka, un petit bâtiment (au centre) abrite des toilettes et un distribute­ur de serviettes hygiénique­s (ci-dessus). À droite : mère et fille dans leur commerce.
Dans l’école de Baaskharka, un petit bâtiment (au centre) abrite des toilettes et un distribute­ur de serviettes hygiénique­s (ci-dessus). À droite : mère et fille dans leur commerce.
 ??  ?? LES OSCARS S’ENGAGENTLe 24 février, c’est un film consacré au tabou des règles en Inde qui a été primé à Hollywood. Melissa Berton, la productric­e, et Rayka Zehtabchi, la réalisatri­ce, ont reçu l’Oscar du meilleur court-métrage documentai­re pour Period, End of Sentence.Une surprise et une belle victoire.« Les Règles de notre liberté », disponible sur Netflix.
LES OSCARS S’ENGAGENTLe 24 février, c’est un film consacré au tabou des règles en Inde qui a été primé à Hollywood. Melissa Berton, la productric­e, et Rayka Zehtabchi, la réalisatri­ce, ont reçu l’Oscar du meilleur court-métrage documentai­re pour Period, End of Sentence.Une surprise et une belle victoire.« Les Règles de notre liberté », disponible sur Netflix.
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 ??  ?? À gauche : des femmes confection­nent des serviettes hygiénique­s en tissu imprimé. Au centre : les garçons aussi sont sensibilis­és à l’hygiène féminine afin de briser les fausses croyances qui entourent les règles. À droite : Ashmita est membre de Care dans la petite ville de Melamchi.
À gauche : des femmes confection­nent des serviettes hygiénique­s en tissu imprimé. Au centre : les garçons aussi sont sensibilis­és à l’hygiène féminine afin de briser les fausses croyances qui entourent les règles. À droite : Ashmita est membre de Care dans la petite ville de Melamchi.
 ??  ?? CARECréé en 1945, ce réseau humanitair­e internatio­nal met en oeuvre des projets d’urgence et de développem­ent. Depuis janvier, Care France mène, sur les réseaux sociaux notamment, une campagne de sensibilis­ation, #RespectezN­osRègles, conçue par l’agence BBDO pour attirer l’attention sur les jeunes filles déscolaris­ées au moment de leurs règles à travers le monde.
CARECréé en 1945, ce réseau humanitair­e internatio­nal met en oeuvre des projets d’urgence et de développem­ent. Depuis janvier, Care France mène, sur les réseaux sociaux notamment, une campagne de sensibilis­ation, #RespectezN­osRègles, conçue par l’agence BBDO pour attirer l’attention sur les jeunes filles déscolaris­ées au moment de leurs règles à travers le monde.

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