Madame Figaro

Portrait : Marthe Keller.

- PAR MARGAUX DESTRAY

ELLE DÉTESTE se voir à l’écran : « On devient conscient de ses “trucs”. Moi, je n’aime que le travail pur, je pourrais très bien tourner toute ma vie sans que mes films sortent, répéter toute ma vie la même pièce sans jamais la montrer », dit Marthe Keller dans ce français parfait (elle joue en cinq langues) où flotte un léger accent d’ailleurs. Elle n’a donc pas vu son dernier film,

On ment toujours à ceux qu’on aime, de Sandrine Dumas, portrait sensible d’une jeune femme enlisée dans ses bobards et road-movie zébré d’une scène marquante, la danse des deux personnage­s principaux (Monia Chokri et Jérémie Elkaïm) sur Tainted Love, de Soft Cell. « J’aimais l’idée de me retrouver parachutée sur les routes de France. Et puis, il y avait le rôle : une mère qui a préféré vivre sa vie plutôt que d’éduquer son fils, et qui en conçoit de la culpabilit­é. Est-ce que Sandrine a gardé la scène de la danse ? Oui ? Ah, quel bonheur ! »

ACTRICE PAR HASARD

Dans une époque blasée, Marthe Keller s’émerveille de tout. « Bien qu’élevée dans du coton d’amour et un peu de discipline par mes parents, j’ai beaucoup souffert de mon enfance à Bâle, où ma seule occupation était de regarder les gens par la fenêtre », affirme-elle. Son père quitte l’Allemagne dès 1933. « Il a pris son passeport, sa bicyclette et a dit non, j’en suis très fière : peu de non-juifs ont, à son image, refusé le nazisme. Il m’a fait jurer de garder mon passeport sur moi, symbole de la liberté de partir. Dès que je rencontre un problème, au lieu de le résoudre, hop, je me tire ! » À l’adolescenc­e, elle s’installe à Berlin-Ouest en face du Mur, que les projecteur­s balaient la nuit, pour filer chaque matin à l’Est apprendre la danse dans une compagnie aux méthodes d’une dureté absolue. Une fracture ruine ses rêves, elle devient comédienne par hasard. « Hier, je rappelais à mon fils : “Sans Mai 68, ton père (le réalisateu­r Philippe de Broca, NDLR) serait resté au Festival de Cannes, qui a été interrompu cette année-là. Il ne serait pas venu à Berlin voir une Suisse jouer en allemand une pièce anglaise, il faut quand même le faire.” »

De Broca lui apprend la légèreté, elle accepte La Demoiselle d’Avignon pour la télévision, dont l’audience détrône les premiers pas d’Armstrong sur la Lune. Déjà, Hollywood, où elle ne cédera jamais au jeu de la représenta­tion, se presse à sa porte : John Schlesinge­r

(Marathon Man), Sydney Pollack (Bobby Deerfield), Billy Wilder (Fedora), dont elle garde le souvenir d’un tyran : « C’était un génie, bien sûr, mais il se montrait affreux avec les acteurs. Marilyn Monroe a raconté qu’il lui avait demandé une larme, elle en a laissé couler deux, il a coupé la scène : “J’ai dit une.” Bref, je donne une interview où je délire une heure sur lui et puis je songe : si je ne dis pas au moins une vacherie, je ne pourrai plus me regarder dans un miroir. Mentir, ça me fatigue. Il m’en a voulu. Al, mon ex-copain, de passage sur le tournage, m’avait dit : “Je ne pourrais pas travailler une seule journée avec lui.” »

AL, L’HOMME DE SA VIE

Al, c’est Al Pacino, avec lequel elle a vécu sept ans. « Avec lui, c’était impossible. Mais Al est l’homme de ma vie, mon meilleur ami jusqu’à la mort. On se parle tous les trois jours. » « Dépendante de son indépendan­ce », elle joue son cher Tchekhov et enchaîne les films comme L’Ordre

des médecins (David Roux) ou La Sainte Famille (Louis-Do de Lencquesai­ng). « Mais le théâtre et la musique restent vitaux. Si je ne monte pas trois fois sur scène par an, je meurs. Le défi est un tremplin. » Marthe Keller soutient le mouvement MeToo « où les actrices ont porté la voix de celles qui n’en avaient pas ». Elle n’a connu ce type de situation qu’une fois. La Fox l’avait envoyée au George V. « J’ai débarqué avec mes photos de communion solennelle, j’étais si jeune. Le producteur m’a reçue dans l’après-midi en robe de chambre, cigare à la bouche. Je ne parlais pas bien français, mais j’ai tout de suite compris qu’il se permettait une phrase déplacée. Je suis rentrée à la Fox en disant : “Pas bon le monsieur.” »

NOMADE, ÉCLECTIQUE, CURIEUSE, CETTE STAR À PART SE JOUE DU TEMPS. LA VOICI DANS ON MENT TOUJOURS À CEUX QU’ON AIME, COMÉDIE DOUCE-AMÈRE. L’OCCASION D’UNE RENCONTRE SANS LANGUE DE BOIS.

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