Madame Figaro

L’AMOUR avec un grand #

- PAR MARIE HURET / ILLUSTRATI­ONS ARNAUD TRACOL

Où en est la séduction depuis le séisme #MeToo ? Comment défendre la frontière entre drague et agression ? On se réjouit car les scandales et leur effet libérateur ont fait évoluer les relations hommes-femmes ! Mais, pour les garçons, pas facile de maîtriser les n ouveaux codes amoureux et d’afficher le bon profil.

UUN GRAND REGRET TIRAILLE SON COEUR. Installé dans une brasserie branchée de Barbès, à Paris, le jeune chanteur Tim Dup confie la raison de son trouble en buvant du thé vert au miel (sa potion avant d’assurer ce soir-là, la première partie de Patrick Bruel) : « J’ai gardé une photo d’elle », raconte l’artiste de 24 ans, tendant son smartphone. Sur l’écran apparaît une fille de dos, parka kaki, silhouette évanescent­e dans une ruelle de Kyoto. Tim Dup l’a croisée à la nuit tombée, lors d’un récent voyage au Japon. « Je visitais un temple et j’ai flashé sur cette inconnue qui s’y baladait ; on s’est talonnés, perdus de vue, recroisés dans ce sanctuaire silencieux. Alors que j’en mourais d’envie, j’ai été incapable de lui parler », dit-il.

Jouer devant un Palais des sports archicombl­e ne tétanise pas Tim Dup, mais aborder une demoiselle, c’est autrement plus intimidant. Regard bleu désarmant, Timothée Duperray (pour l’état civil) impression­ne par sa maturité juvénile – il raffole des oxymores. L’auteur-compositeu­r-interprète de l’album Mélancolie heureuse, qui a croisé la route de Benjamin Biolay et de Louane, chante le chagrin d’amour qui vous jette à la Seine ; déclare sa flamme dans Mourir vieux

(avec toi) ; réinvente un néoromanti­sme transgress­if en dépoussiér­ant Bizet (« Allez reviens Carmen, on fera semblant, on finira par y croire, moi j’conçois rien sans toi »)…

LIGUE DU LOVE CONTRE LIGUE DU LOL

Qui peut décrypter, mieux que lui, les nouveaux codes amoureux de la génération « hashtag », déchiffrer le coeur des hommes de 20 à 35 ans ? « Depuis #MeToo, on ne se sent plus obligé de surjouer la virilité. Avant je me disais que, pour séduire, un mec devait être rock’n’roll, souligne Tim Dup. On peut maintenant davantage assumer notre sensibilit­é, la parole s’est libérée, mais le paradoxe, c’est qu’on n’ose pas dire bonjour à une inconnue qui nous plaît. » Le beau gosse originaire de Rambouille­t n’est pas du genre à chasser en discothèqu­e : « Ces lieux qui uniformise­nt la séduction m’attristent. La seule fois où j’y ai fait une rencontre, j’ai demandé à la fille qui m’intéressai­t : “Tu sais draguer toi ?” Elle m’a dit : “Non.” Je lui ai répondu : “Bienvenue au club !” » Un an et demi après #MeToo, comment se séduit-on et plus si affinités ? Un big bang libérateur a dynamité les relations hommes-femmes obligeant la génération # à s’interroger sur ses comporteme­nts : puis-je « sextoter » avec une collègue, tenir la porte à une féministe ? C’est quoi, un mec lourd ? Fustigeant le sexisme primitif de la Ligue du LOL – ces chefaillon­s des réseaux sociaux qui ont harcelé des femmes journalist­es et youtubeuse­s notamment –, bon nombre de jeunes hommes revendique­nt leur appartenan­ce à la « Ligue du love ». Mais pas facile de tracer les contours d’une masculinit­é apaisée quand on a grandi avec le mythe hybride du héros miIndiana Jones mi-Manuel Ferrara (star du X, NDLR). « Quand on m’interroge sur les jeunes hommes, c’est surtout pour me faire dire que ceux-ci auraient changé et intégré une “nouvelle masculinit­é”, relève Mélanie Gourarier (1), anthropolo­gue au CNRS. On associe souvent le sexisme à une forme de conservati­sme, or ce que montre l’affaire de la Ligue du LOL, c’est que les formes du sexisme se renouvelle­nt. » Paul, la trentaine, chroniqueu­r sur un site d’infos, a très tôt intégré l’idée qu’un homme devait à la fois être « capable de faire jouir une femme seize fois dans la nuit et de chasser un sanglier avec une pierre », caricature-t-il. Invité à passer la nuit chez une fille, il a voulu lui montrer qu’il était un homme : « J’ai vaguement

tenté de la soulever sur son bureau. Au final, le lit a été un bien meilleur théâtre, sourit-il. Le modèle viril qu’on nous a vendu est non seulement obsolète, mais pas très joli. Quand des amis manquent de respect avec leur ex, je les reprends : “T’es pas obligé de parler comme ça”, ce que je n’aurais jamais fait avant. »

UN NOUVEAU CONTRAT AMOUREUX

Mutinerie contre la muflerie ? Soubresaut­s d’une révolution ? Le philosophe Frédéric Worms évoque plutôt une « zone de turbulence­s » préalable à une stabilisat­ion des rapports hommes-femmes : « Sans tomber dans le moralisme, il y a dans l’amour une dimension souvent oubliée qui tourne autour de l’égalité et du respect, souligne le professeur de philosophi­e à l’École normale supérieure, qui a publié le remarquabl­e essai Penser à

quelqu’un (Éd. Flammarion). De nouveaux usages apparaisse­nt. Ce qui est en train de changer, c’est l’avant et l’après de l’amour. Je m’explique : l’avant concerne les étapes de la séduction rendues plus délicates, car plus équilibrée­s. On va considérer que séduire, c’est aussi convaincre, obtenir un oui. Quant à l’après, cela concerne le partage des tâches, de l’éducamysté­rieux tion des enfants. Il va falloir une plus grande sensibilit­é morale à la société tout entière pour relever ce défi. » Si l’on en croit le sondage Meetic publié en février dernier, « l’avant », ce rituel de la drague, aurait déjà évolué : plus de 60 % des hommes de moins de 35 ans déclarent « craindre que leur attitude soit mal interprété­e lors d’un rendez-vous ». Pour se prémunir des déconvenue­s, on joue les détectives sur la vitrine du Web. Comme le confie Ary, entreprene­ur de 25 ans, malin, exubérant et imaginatif (adjectifs hérités de ses années de scoutisme) : « Quand vous êtes intéressé par une personne, vous scrutez sa présence en ligne. Traquez ses problèmes, ses défauts, par réflexe de préservati­on. Mais vous êtes tant focalisé sur un défaut que vous ne voyez plus le reste. Au final, vous ne donnez pas sa chance à l’autre et ne prenez aucun risque. Quelle tristesse ! » Peut-on encore draguer sans passer pour un pervers ? « La différence entre le gros lourd et le inconnu, c’est l’aura que l’on dégage, poursuit Ary. Tout est dans l’atmosphère. » Le jeune célibatair­e en est d’ailleurs arrivé à une conclusion : « Les filles veulent un garçon qui a un husky ou un labrador. Ou alors un homme “cuisson Pittsburgh” (dur à l’extérieur, tendre à l’intérieur). » Les bonnes vieilles techniques se pratiquent toujours : décrocher un « 06 », attendre deux jours, envoyer un SMS du style : « Hey, c’était cool de se rencontrer, ça te dit qu’on aille prendre un verre ? » Mais de nouvelles tendances émergent. De ses huit mois de flânerie sur l’appli de rencontre Tinder, Aurélio, 25 ans, étudiant en droit, tire le constat juridique d’un nouveau contrat amoureux : « Les jeunes deviennent leurs propres législateu­rs sexuels, dit-il. Tout est réglé à l’avance. Beaucoup de profils affichent : “couple non exclusif”. L’adultère a toujours existé, mais on entretenai­t le truc romanesque de la fidélité. Là, on assume la tromperie. Mais… où est passé le plaisir de la transgress­ion ? » Tiraillée entre la « youpornisa­tion » de la société et le conte de fées, la génération 2.0 s’interroge : comment aimer ? Sujet de prédilecti­on pour la jeune romancière Carmen Bramly (2), qui relève une avancée : « Beaucoup de mecs sont plus attentifs au plaisir féminin. Mais tout doit être clairement énoncé, et ces précaution­s suppriment le sel de la rencontre », observe-t-elle. Résultat, il est plus facile de se faire des amis sur Tinder que d’y trouver sa moitié. « J’estime tellement l’amour que je m’empêche de le vivre ! », avoue Carmen qui a sympathisé via l’appli avec un amateur d’art devenu l’un de ses

Séduire, c’est aussi convaincre

meilleurs amis. Mais qui a aussi croisé des gars glauques : « J’ai débarqué chez un type, très beau, à 6 heures du matin. On a discuté. “Je voulais juste un coup, tu vaux mieux que ça”, m’a-t-il dit. Il commandait une meuf comme un repas sur Deliveroo. »

LES TEXTOS DU COEUR

Dans Fragments d’un discours amoureux, paru en 1977, Roland Barthes écrivait que « le langage est une peau : comme si j’avais des mots en guise de doigts ». Pour réguler les rapports hommes-femmes et leur réinsuffle­r une légèreté, la sémiologue Mariette Darrigrand, qui a publié J’te kiffe, je t’aime

(Éd. Gallimard), appelle elle aussi la linguistiq­ue à la rescousse : « Les filles aiment les mots qui anoblissen­t leur corps. Les jeunes hommes doivent faire confiance à leur créativité, réinventer les codes chevaleres­ques avec les mots d’aujourd’hui. Un geek peut écrire : “Je vais hacker ton coeur.” » Le romantisme n’est pas mort. La preuve, ces billets doux d’amoureux anonymes, rédigés sous forme de SMS, que consigne Morgane Ortin sur Amours solitaires (3) – 410 000 abonnés sur Instagram. Il lui en arrive 800 à 900 chaque jour. « Tout le monde se découvre des talents de poète, souligne la jeune femme, qui avait envie de revenir à des choses simples. Afficher sa sensibilit­é n’a rien de gnangnan, il n’y a au contraire rien de plus sexy. » Parmi les pépites recueillie­s, on vous livre ce ping-pong par texto : « J’ai envie de m’enrouler autour de toi... », réponse : « J’ai envie de t’en rouler trois. » Ou cet oxymore ciselé par SMS que ne renierait pas le chanteur Tim Dup : « Tu es le cauchemar qui illumine mes nuits. »

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