Madame Figaro

Interview. Roman Polanski : un destin de cinéma.

AVEC J’ACCUSE, LE CINÉASTE RÉALISE UN FILM ESSENTIEL, QU’IL PORTAIT EN LUI DEPUIS L’ENFANCE. L’AFFAIRE DREYFUS TRAITÉE COMME UN THRILLER POLITIQUE, UNE HISTOIRE DE HAINE MAIS AUSSI DE DIGNITÉ EN RÉSONANCE AVEC L’ACTUALITÉ ET SA PROPRE EXISTENCE.

- PAR LAETITIA CÉNAC

L «ESSENTIEL EST DE BIEN FAIRE SON MÉTIER. » Ce n’est pas Polanski qui contredira l’assertion de Camus. À 86 ans, il sort son 23e film. J’accuse (1) emprunte son titre à l’article de Zola publié dans

L’Aurore le 13 janvier 1898. L’affaire Dreyfus y est traitée comme un thriller, vue sous l’angle du lieutenant-colonel Georges Picquart, chef du service des renseignem­ents militaires, qui identifia le véritable traître et contribua à innocenter le capitaine Alfred Dreyfus.

On retrouve Roman Polanski à l’étage feutré d’un café parisien. Allure juvénile, regard malicieux, sens de l’humour aiguisé. On n’abordera pas les sujets qui fâchent. On lui répète la question posée par Pascal Bruckner, façon d’engager le débat : « En tant que juif pourchassé pendant la guerre et que cinéaste persécuté par les staliniens, survivrez-vous au maccarthys­me féminin d’aujourd’hui ? » Il ne nous répondra pas plus qu’à l’écrivain. Le cinéma l’accapare. Et J’accuse (Grand Prix du jury à la Mostra de Venise 2019) est, dans la foulée du Pianiste, un film d’utilité publique.

De sa voix à l’accent slave, il parle de la genèse de ce projet et beaucoup de son enfance. Ce qui est sa manière de se livrer. J’accuse est aussi un film à clé…

MADAME FIGARO. – Ce film vous tenait à coeur depuis longtemps ?

ROMAN POLANSKI. – Depuis sept ans. Après Ghost Writer, j’ai voulu retravaill­er avec Robert Harris (coscénaris­te du film). Il a un grand talent d’écrivain, nous nous entendons très bien. On s’est demandé : « What will be the next ? »

(« Quel sera le prochain ? »).

J’avais cette idée, qui me revenait de temps à autre, de faire un film sur l’affaire Dreyfus.

À quand remonte cette envie ? Quand j’avais 14 ans…

J’ai vu un film américain sur la vie d’Émile Zola. Film assez naïf, comme ceux des années 1930, où les officiers français parlent anglais avec l’accent américain… Mais la scène de la dégradatio­n du capitaine Dreyfus m’avait profondéme­nt marqué. Cet événement était très cinématogr­aphique. Et j’ai toujours eu la conviction que je ferais des films.

C’est donc vous qui avez suggéré à Robert Harris d’écrire son roman D. (2) ?

C’est plus compliqué. Nous nous sommes mis à l’écriture du scénario, mais ça ne marchait pas. Alors, on s’est posé la question : « Pourquoi n’existe-t-il pas un grand film sur une affaire si importante, mondialeme­nt connue ? » Et on a trouvé la raison. Cette histoire, il faut la raconter à la première personne. Or Dreyfus n’a pas une personnali­té très intéressan­te. Il n’a pas le profil d’un protagonis­te principal pour un film de deux heures. Sans compter que, la plupart du temps, il est coincé sur un rocher de l’île du Diable.

Il fallait trouver un autre point de vue…

Un autre personnage qui puisse raconter tout ce qui se passe à Paris : les péripéties, les intrigues, les mensonges… Robert Harris a eu l’idée de Picquart. En moins d’un an, on tenait un bon scénario. Mais les producteur­s de cette époque voulaient une star américaine pour assurer la distributi­on internatio­nale… Le temps passait. Et il fallait que je gagne ma vie, vous savez.

J’accuse est un film d’espionnage. Pourquoi Jean Dujardin dans le rôle de Picquart ?

Vous voyez quelqu’un d’autre ? Il remplit toutes les cases. D’abord, c’est un excellent acteur.

Ensuite, il fallait un acteur connu pour un film au budget important. Enfin, Jean a l’âge de Picquart, et, physiqueme­nt, il lui ressemble beaucoup.

L’équivalent de Picquart aujourd’hui serait un lanceur d’alerte ?

Absolument. Il prend des risques énormes pour la vérité. Ses principes sont pour lui essentiels. Il n’y a plus beaucoup de spécimens de ce genre à notre époque.

Forcément, ce film résonne avec la montée de l’antisémiti­sme…

Disons qu’il devient de plus en plus dans l’air du temps…

C’est un acte politique que vous posez ?

Dans un sens, oui. Mais je ne fais pas des films à visée politique uniquement. Ce n’est pas mon tempéramen­t. Cela dit, j’ai fait la constatati­on suivante : les films qui affrontent les problèmes de la société donnent davantage de satisfacti­on. Pas seulement au metteur en scène, mais à tous…

Vous accordez de l’importance à la technique et à la direction d’acteurs. Jean Dujardin, dans ses interviews, a l’air de dire que c’était fatigant, que vous êtes exigeant…

C’est une de mes vertus. Vous êtes très méticuleux ?

On me reproche d’accorder trop d’attention aux détails. Mais la qualité est la somme des détails.

À Jean Dujardin, par exemple, vous lui dites quoi avant une scène ?

Je n’ai pas de formule magique. Il a beaucoup travaillé en amont. Son texte était tellement assimilé qu’il n’y pensait plus. Quand un acteur pense à son texte pendant la prise, vous le voyez tout de suite, vous le sentez. Si les acteurs français apprenaien­t tous leur texte…

C’est pour cette raison que vous avez pris plein d’acteurs de la ComédieFra­nçaise ! Au générique, il y a Éric Ruf, Didier Sandre, Denis Podalydès, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Laurent Stocker, Bruno Raffaelli, Laurent Natrella…

Quand ils viennent sur un plateau, le texte est su. C’est un vrai plaisir de travailler avec eux. Ils sont sérieux, discipliné­s et, en plus, ils sont sympas : une belle expérience. J’ai d’abord pensé à eux parce qu’ils correspond­ent parfaiteme­nt aux personnage­s et savent s’exprimer à la manière des officiers de l’époque.

Avez-vous rencontré des hommes aussi intègres que Picquart au cours de votre vie ?

Les paysans qui m’ont caché pendant la guerre, lorsque je me suis échappé du ghetto de Cracovie. Surtout la femme. D’ailleurs, une requête a été déposée pour qu’elle soit rétrospect­ivement considérée comme Juste. J’ai passé plus de trois ans chez eux.

Retournez-vous souvent en Pologne ?

J’y étais récemment pour tourner un petit documentai­re sur les lieux de mon enfance, une promenade avec Richard Horowitz, ami du ghetto, aujourd’hui célèbre photograph­e. Nous sommes allés à la campagne, mais la chaumière n’existe plus, et la paysanne, Madame Buchala, est morte il y a des siècles. Ils avaient trois gosses, j’aimais beaucoup Ludwik, le plus jeune.

Vous l’avez retrouvé ?

Non, il est décédé. Mais les gars de la télévision ont retrouvé son fils. Il m’a donné de vieilles photos et m’a dit que son père lui parlait de son frère en Amérique.

C’est vous ?

C’est moi ! C’était émouvant. Mais il y a autre chose… Pendant la guerre, quand j’étais là-bas, c’était la pauvreté même. Un jour d’août, très chaud, je cueillais des myrtilles dans la forêt. Bizarremen­t, le bruit d’insectes devenait de plus en plus assourdiss­ant. C’étaient des avions américains qui passaient en formation. Je me suis couché dans la clairière. J’ai regardé le ciel, la joie me procurait des larmes. Vous aviez compris ?

Tout de suite ! On ne parlait que de ça, on n’était pas loin de la fin de la guerre. J’ai entendu des bruits : poc, poc, poc. Les Allemands leur tiraient dessus. Il y a eu un nuage noir : un avion est tombé en vrille. Et puis, de petits nuages blancs sont apparus en grandissan­t ; c’étaient des parachutes ! L’un d’eux venait sur moi. Je faisais déjà des plans : « Comment amener le pilote chez les Buchala, pour le cacher ? » Puis, il a disparu derrière les arbres…

Et après ?

Les gars de la télé m’ont remis un pli en plus des photos. Sur l’instant, je n’y ai pas prêté attention. Avec Horowitz, on rigolait : il y a toujours de l’humour dans nos souvenirs tragiques. À Paris, j’ai mis le dossier sur mon bureau, j’avais le film à finir. Et puis, récemment, je l’ai ouvert. C’était le compte rendu de cette action. L’avion s’appelait Hell Angel.

Il a été touché au moteur droit. Le mitrailleu­r de gauche n’avait pas de parachute, il a paniqué. Leur communicat­ion ne fonctionna­it plus, ils hurlaient pour se faire entendre. Quant au pilote, il n’a pas réussi à sauter. Presque quatreving­ts ans plus tard, j’ai eu le contrecham­p de ce que j’avais vu d’en bas, dans mon herbe.

Vous vous sentez polonais ? Oui. Ma jeunesse est là-bas. J’avais 3 ans quand j’ai quitté Paris. Mes parents vivaient ici, c’est ici qu’ils se sont connus. C’étaient des années difficiles pour les étrangers. En 1936, ils ont décidé de rentrer. Ce n’était pas la meilleure décision. Cela a coûté la vie de ma mère à Auschwitz et plusieurs années de camp, à Mauthausen, à mon père.

Tout cela compte dans la gestation de votre film…

Pas du tout ; je suis vieux et je radote. On a commencé

l’interview avec Picquart, et on a bifurqué sur la Juste. Ce n’est pas exactement le thème du film… J’ai vécu un certain nombre de situations rocamboles­ques dans ma vie. Rocamboles­ques ?

C’est mal dit.

Une vie au-delà de tout : un destin. Le cinéma, pour vous, c’est la vie, la survie ?

Je ne chercherai pas de formules philosophi­ques. Le cinéma, c’est mon métier, que je fais depuis presque toujours. À mon âge, j’ai le droit de dire « toujours ». C’est ce que je fais de mieux. Je skie aussi pas mal. Mais je fais mieux du cinéma.

Peut-on dire que ce film résonne aussi avec votre propre vie ? Ce besoin, cette quête de la vérité ?

Absolument. Je ne veux pas qu’on essaie de me comparer à Dreyfus : c’est une idiotie ! Mais il y a des choses vécues par Dreyfus qui me sont familières. N’oubliez pas, Dreyfus a été piégé, c’était une erreur. Les institutio­ns, comme l’armée, et surtout comme l’armée de l’époque, ne pouvaient pas l’admettre. De la même façon, la presse et les médias en général n’aiment pas reconnaîtr­e leurs erreurs. Ils préfèrent persévérer.

Le Pianiste comme J’accuse sont des films nécessaire­s…

Des films intéressan­ts. Mais pour faire des films importants, il faut des sujets importants. Et les sujets importants ne sont pas faciles à trouver. Sinon, j’en aurais fait beaucoup plus ! Comme je vous le disais, cela remonte à mon adolescenc­e : l’humiliatio­n publique d’un jeune officier. Je ne me souvenais que de ça, pas du reste, et je me disais de loin en loin : « Je ferai peut-être un jour un film sur l’affaire Dreyfus. » Voilà, je l’ai fait.

Je ne veux pas qu’on essaie de me comparer à Dreyfus Roman Polanski

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