Madame Figaro

Adèle Haenel a été courageuse et intelligen­te

- Les faire taire,

MADAME FIGARO. – Les faire taire se dévore comme un thriller. On en oublierait presque qu’il traite de faits réels…

RONAN FARROW. – Les tactiques extrêmes ici décrites sont bien réelles et elles ont eu des conséquenc­es graves. Harvey Weinstein avait engagé une agence de sécurité israélienn­e, Black Cube, pour enterrer toutes les histoires le concernant. Mon livre démontre aussi qu’AMI, qui publie le

National Enquirer, a utilisé des moyens identiques pour contrôler toutes les histoires compromett­antes qui circulaien­t sur Donald Trump quand il était candidat à la présidence.

Vous et vos témoins avez subi moult pressions lors de ces enquêtes…

Comment divulguer la vérité sur les dérives du pouvoir quand vous comprenez que ce pouvoir est aussi incarné par vos propres patrons ? C’est effrayant pour un journalist­e de se sentir trahi par ceux qui devraient le soutenir. Vous avez une chaîne très puissante, NBC News, supposée couvrir ce dossier, et en même temps des personnes, dans la chaîne de commandeme­nt, qui ont par la suite été accusées d’avoir commis des fautes graves d’un point de vue éthique en se soumettant aux injonction­s de Weinstein… quand elles n’étaient pas elles-mêmes impliquées dans des affaires de harcèlemen­t sexuel. Quand j’ai découvert des e-mails envoyés à Weinstein disant « Harvey, voici un aperçu des informatio­ns que j’ai rassemblée­s sur Ronan Farrow » ou « Individus suivis par Farrow à surveiller », j’ai compris à quel point la liberté de la presse était menacée…

Weinstein, que certaines victimes ont qualifié de monstre, persiste à dire que tous ces rapports sexuels étaient consentis.

Je ne suis pas un activiste, mais un journalist­e, donc je n’écrirai jamais que c’est un monstre… La personnali­té de Harvey Weinstein est terribleme­nt complexe. Quand je le contacte pour lui proposer un droit de réponse, il élude les faits et part sur un terrain presque émotionnel, disant que ces femmes revisitent l’histoire, l’exploitent de façon injuste, et il n’a de cesse de les rabaisser. Il tente aussi de vous déstabilis­er, comme lorsqu’il me dit : « Je sais ce que vous voulez. Je sais que vous avez peur, que vous êtes isolé et que vos patrons vous ont laissé tomber. Et votre père… »

Vous découvrez que des femmes comme Lisa Bloom, une avocate connue pour son implicatio­n dans les affaires de harcèlemen­t sexuel, voire une Hillary Clinton, ont des liens avec Weinstein…

Je devais avoir un entretien avec Hillary Clinton pour mon précédent livre (Paix en guerre, 2018), mais son attaché de presse m’a appelé pour me dire qu’ils étaient au courant de mon enquête : « Vous savez, ça nous préoccupe », m’a-t-il dit. Weinstein a été l’un des plus généreux donateurs de sa campagne et l’un de ses plus fidèles alliés. Après cela, il a été de plus en plus difficile de la joindre, comme si j’étais devenu radioactif. Pourtant, Hillary et son entourage avaient été alertés sur le fait que Weinstein avait la réputation d’être un prédateur sexuel… Dans le cas de Lisa Bloom, son hypocrisie est indiscutab­le. Elle a bâti sa carrière en défendant les femmes et a trahi les victimes de Weinstein…

Avez-vous entendu le témoignage d’Adèle Haenel ? Finalement, ne s’agit-il pas là d’une histoire américaine ?

Bien sûr, j’ai suivi l’histoire d’Adèle Haenel. Le problème est global : la réticence dans nos cultures à parler des violences sexuelles… La complicité des médias qui font semblant de regarder ailleurs quand ils ne les occultent pas purement et simplement. Adèle Haenel a été extrêmemen­t courageuse et intelligen­te, et Mediapart a fait un travail formidable. Il ne peut pas y avoir d’évolution sans journalist­es rigoureux, témoins courageux et médias prêts à prendre des risques…

Mendelssoh­n, devenue depuis la rédactrice en chef de Farrow, se souvient de sa déterminat­ion : « Ronan n’était pas là pour vendre un article, il se battait pour porter des faits graves à l’attention du public. » À la fin de l’entretien, elle lui lancera : « S’ils persistent à ne pas vous laisser continuer, appelez-nous. » C’est précisémen­t ce qu’il fera. Deux mois plus tard, le 10 octobre, le New Yorker publie son impression­nante enquête sur ce qui devient l’« affaire Weinstein ». S’appuyant sur les témoignage­s de treize femmes, il démonte le mécanisme impitoyabl­e mis en place par Weinstein et son entourage pour harceler puis réduire au silence des dizaines d’actrices dont il a voulu abuser. L’article sera aussi à l’origine du mouvement #MeToo, ce tsunami dont l’onde de choc n’a pas fini de faire vaciller le monde des puissants. Toutes les femmes qui ont contribué à faire sortir la vérité savent pourquoi elles ont accordé leur confiance à Ronan Farrow. L’actrice Emma de Caunes, l’une des premières à avoir témoigné, confie : « C’est un homme qui a un sens profond de la justice par rapport aux femmes. Il a été élevé par une mère investie dans des causes importante­s. Il a décidé d’en découdre », ajoute celle qui, comme Rosanna Arquette, a réussi à échapper aux assauts de Weinstein. « Ronan a accompli un travail incroyable, tout en faisant preuve d’un respect immense pour chacune d’entre nous, nous raconte cette dernière. Il s’est battu pour nous. C’est un “guerrier de la vérité”. »

Certains ont pu lui reprocher de s’être lancé dans une croisade en raison d’une histoire familiale complexe… Il a coupé les ponts avec son père, soupçonné d’avoir agressé sexuelleme­nt Dylan, une de ses demi-soeurs, âgée de 7 ans. Des faits que deux enquêtes n’ont pas réussi à prouver.

L’éditrice Nan Talese, qui a publié l’autobiogra­phie de Mia Farrow, est une proche de la famille : « Ronan est trop intelligen­t pour se laisser emporter par son passé. Mia a eu une grande influence sur lui. Ils ont travaillé ensemble à l’Unicef… » Elle a vu Ronan grandir, parmi ses treize frères et soeurs, dans la maison de Mia Farrow : « Chez eux, il y avait le monde entier à table, des enfants adoptés, certains handicapés, de tous les pays. C’est de là que vient sa volonté de rendre le monde meilleur. La normalité était une chose relative pour Ronan : il a intégré l’université à 11 ans et obtenu son diplôme du Bard College à 15 ans. »

Devenu porte-parole de l’Unicef, Ronan Farrow se rend dans les camps de réfugiés du Darfour, au Nigeria et en Angola. Il publie des articles dans le Wall Street Journal, le Los Angeles

Times ou le Washington Post, relatant ses rencontres avec des femmes violées, des jeunes de son âge dont les familles ont été massacrées.

À 18 ans, il entame un cursus de droit à la Yale Law School. Son diplôme en poche, il multiplie les voyages avec le conseiller spécial de Barack Obama, Richard Holbrooke, puis intègre l’équipe de Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, avant de décrocher une bourse de doctorat à Oxford. Il y sera contacté par MSNBC (filiale de NBC) et réalisera des reportages sur des sujets sensibles. C’est Noah Oppenheim, président de NBC News, qui le met sur la piste de l’actrice qui sera à l’origine du scandale le plus retentissa­nt qu’ait jamais connu Hollywood : « Tu devrais enquêter sur Rose McGowan, elle a tweeté quelque chose à propos d’un directeur de studio. » Un an après, Noah Oppenheim exigera de « mettre l’affaire en suspens ».

Dans son livre événement, Les faire taire (Catch and Kill), Ronan Farrow revient sur les pressions exercées sur lui par NBC, tout comme par Weinstein, pour le dissuader de poursuivre cette enquête qui lui vaudra le Pulitzer conjointem­ent avec ses consoeurs du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey, qui enquêtaien­t au même moment sur le producteur.

Ronan Farrow pose des décors dignes d’un film noir : un restaurant ouzbek de Brooklyn, des villas hollywoodi­ennes aux pièces rose bonbon, le bar aux murs étoilés d’un hôtel de luxe de TriBeCa. Il met en scène une incroyable galerie de personnage­s, dont Rose McGowan, la première à parler, une Hillary Clinton « préoccupée » par les investigat­ions qu’il mène sur son « ami » Harvey Weinstein, Dylan Howard, rédacteur en chef du National Enquirer – tabloïd d’American Media Inc. (AMI), groupe alors dirigé par un fervent soutien de Trump –, des ex-agents du Mossad et une agence de renseignem­ents israélienn­e, Black Cube. Il démonte les rouages du Catch and Kill, terme décrivant la stratégie des tabloïds : acheter un scoop, puis l’enterrer. Au besoin, faire taire les témoins à coups de chèques ou de menaces, orchestrer des campagnes de presse pour les discrédite­r ou faire pression sur les médias pour bloquer l’enquête d’un journalist­e gênant. Le jour du rendez-vous au New Yorker, Ronan Farrow est ainsi suivi par deux agents de Black Cube. Tous ses déplacemen­ts, ses échanges téléphoniq­ues sont surveillés... Traqué, il doit déménager et place les preuves qu’il détient dans un coffre. Son entourage lui conseille de se procurer un revolver.

Ronan Farrow se défend d’être un héros, mais, à 31 ans, il a incontesta­blement atteint les sommets du journalism­e américain. Il a depuis publié d’autres enquêtes explosives, notamment sur Trump, et Les faire taire est l’un des bestseller­s de l’année. Certains lui prédisent un avenir en politique. « En ce qui me concerne, nous rétorque sa rédactrice en chef en riant, j’attends son prochain article. La deadline est proche… »

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✐ de Ronan Farrow, Éd. CalmannLév­y, 446 p., 21,90 €. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Perrine Chambon et Elsa Maggion.

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