Madame Figaro

Décryptage : mettre au monde ou sauver le monde ?

OU SAUVER LE MONDE ?

- PAR SONIA DESPREZ / ILLUSTRATI­ONS BAHAR

COMMENT SE PROJETER DANS L’AVENIR, MALGRÉ LA CRISE CLIMATIQUE ? CERTAINS ONT TRANCHÉ : ILS N’AURONT PAS D’ENFANT. UN RENONCEMEN­T DONT LA CAUTION ÉCOLO CONFORTE LES RESSORTS PSYCHOLOGI­QUES.

ROMANE, ÉTUDIANTE À LYON, PARLE DU HAUT DE SES 22 ANS. « On est à l’aube d’une situation environnem­entale qui ne peut que se détériorer. Je trouve déjà très difficile, en tant que jeune, de se projeter dans son futur, alors se projeter avec des enfants, c’est pire. L’idée d’en avoir n’est pas un objectif dans ma vie, mais je ne suis pas fermée à l’idée si les conditions sont favorables. Là, elles sont tout sauf favorables. » La jeune fille a donc fait une croix sur cette possibilit­é et s’est engagée pour le climat au sein du mouvement écologiste radical Extinction Rebellion (XR). Virgile, 18 ans, étudiant également, engagé auprès de XR à Bordeaux, observe : « Beaucoup de jeunes dans le mouvement sont pessimiste­s et pensent qu’on n’arrivera pas à sauver le monde actuel, donc ils ne veulent pas d’enfants. Mais c’est aussi vrai parmi mes amis non militants.

J’ai l’impression que c’est génération­nel. » Lui aimerait être père un jour. « Sans enfants, on n’a pas de raison de se battre, et puis j’ai tellement envie de transmettr­e mon combat ! » Mais pas à tout prix : « Il y a un seuil éthique : je veux me dire que mes enfants auront une meilleure vie que moi. Je me dis qu’en quinze ans, sur le plan écologique, on devrait pouvoir limiter la casse et inverser la tendance, et je suis prêt à tout donner pour ça. Mais si on n’y arrive pas, je refuserai d’avoir des enfants. »

On rencontre encore Sabine, 62 ans, retraitée, qui se qualifie comme « décroissan­te », s’est présentée sur une liste aux dernières Européenne­s : « J’ai décidé à 15 ans de ne pas avoir d’enfant. À l’époque, on parlait de Mao et de la politique de l’enfant unique : tout le monde trouvait ça bien, mais… beaucoup faisaient plusieurs enfants ! Le problème, c’étaient les autres. Je vis sur une planète avant de vivre en France, et la surpopulat­ion, c’est un problème planétaire. »

Laure Noualhat, 46 ans, auteure de Lettre ouverte à celles

qui n’ont pas (encore) d’enfant (Plon), a longtemps écrit sur l’environnem­ent pour le journal Libération. « Traiter ces questions, comme l’impact de l’être humain sur Terre, m’a permis d’aboutir à la conclusion que ça va très mal se passer. Notre mode de vie extractivi­ste n’est pas viable à long terme. Tout s’accélère, les rapports du Giec (Groupe

d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat) sont plus inquiétant­s les uns que les autres. L’écologie, pour moi, c’est le renoncemen­t. Et le renoncemen­t le plus marquant, c’est de ne pas faire d’enfants. »

Des discours comme ceux de Romane, Virgile, Sabine ou Laure fleurissen­t un peu partout depuis un an. C’est un tweet qui a mis le feu aux poudres. En octobre 2018, l’Agence France-Presse poste une infographi­e tirée d’une étude de l’Environmen­tal Research Letters. On y découvre que pour réduire son empreinte carbone, la mesure la plus efficace est d’« avoir un enfant en moins ». Peu après, une interview filmée de Leilani Munter, ancienne pilote de course et militante écologiste, cumule en ligne des centaines de milliers de vues : elle y raconte son choix de ne pas avoir d’enfant pour limiter l’impact des humains sur la planète, dont le nombre galopant, explique-t-elle, « pousse un grand nombre d’espèces vers l’extinction 1 000 fois plus vite que leur évolution naturelle. En cette époque dite anthropocè­ne, poursuit-elle, notre impact sur la planète est tellement important que nous modifions jusqu’aux couches sédimentai­res. Donc, si nous voulons préserver la planète, et tous ses animaux, coraux, forêts tropicales, nous n’avons pas d’autre choix que d’aborder le problème de la surpopulat­ion humaine. » Et de conclure que puisqu’il n’y a pas de moyen pour un humain de vivre sur la planète sans avoir une empreinte carbone polluante, il faut avoir moins ou pas d’enfant, ou adopter des orphelins. Ce discours, cette mouvance portent un nom : GINK, pour Green Inclinatio­n, No Kids (autrement dit, qui dit vert, ou écolo, dit aussi zéro enfant), mouvement créé en 2011 par la journalist­e américaine Lisa Hymas. Parmi la tempête de cris que déclenche la vidéo de Leilani Munter sur Internet, émergent aussi des arguments comme celui de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, historiens de l’environnem­ent et chargés de recherche au CNRS, qui arguent qu’il est impératif de « délier écologie et démographi­e. Le réchauffem­ent climatique n’est pas lié au nombre de personnes qui sont sur cette planète, expliquent-ils, mais à la manière dont elles l’exploitent. Se dire que le seul moyen de sauver la planète est de décider de ne plus faire d’enfants est une vision qui rejette tout espoir d’action collective. C’est un refus du politique, comme un commun : tout est fichu, j’agis seul. »

UNE MINORITÉ STABLE

Depuis le tweet de l’AFP, il y a donc un an, pas un mois ne semble passer sans que le sujet ressurgiss­e. Pourtant, le malthusian­isme, qui préconise la limitation des naissances pour ne pas épuiser les ressources disponible­s, est une idée ancienne. Née au XIXe siècle, elle n’a cessé depuis de se réinventer, incluant dans ses nouvelles formes l’argument écologique. Mais l’écho du tweet fatidique semble témoigner d’un changement. Les moeurs évolueraie­nt-elles au point que l’écologie devienne un frein réel au désir d’enfant ?

Pour l’instant, aucun chiffre ne l’indique. La dernière étude conduite par l’Institut national d’études démographi­ques sur les nullipares volontaire­s, c’est-à-dire celles et ceux qui font le choix de ne pas avoir d’enfant, remonte à 2014. Elle est formelle : ce choix ne concerne en France que 5 % de la population, qui, au moment de l’étude, n’invoquait presque jamais l’argument écologique.

La sociologue Charlotte Debest, coauteure de l’étude, mais aussi du livre Le Choix d’une vie sans enfant (Presses universita­ires de Rennes), estime donc que le phénomène est surtout médiatique. Le 11 juillet dernier, Journée mondiale de la population, elle soulignait que, depuis trente ans, les études montrent que la proportion des personnes qui ne veulent pas d’enfant

est stable : « Contrairem­ent à tout ce que l’on peut entendre, il n’y a pas d’explosion du non-désir d’enfant ou de crise du désir d’enfant ou de la famille. Cela reste le fait d’une minorité, le chiffre reste très stable, et 95 % des personnes souhaitent des enfants. » Mais elle concède que la réponse que la société offre à ces fameux 5 % est « riche d’enseigneme­nts ».

UN LEVIER D’ACTION

Car la question qui se pose est aussi de comprendre si cet argument écologique, porté par la prise de conscience collective de l’urgence climatique, ne donne pas un nouvel outil pour assumer un non-désir d’enfant jusque-là très incompris dans une société française résolument nataliste. Aucun des témoins interrogés pour cet article n’a prétendu que l’écologie seule justifiait son non-désir d’enfant. Sabine, la décroissan­te, par exemple : « J’ai mille raisons de ne pas avoir voulu d’enfants. Je n’ai pas été heureuse d’être un enfant, j’étais une fille, je devais aider ma mère alors que mon frère allait bricoler avec mon père, tout ce que j’aurais aimé. Je trouvais que ma mère m’avait ratée, je ne voulais pas faire un raté de plus. »

Laure Noualhat est tombée enceinte plusieurs fois, et a choisi d’interrompr­e ses grossesses : « Il y a dans le fait d’être enceinte quelque chose qui me panique. J’aime bien avoir pu dire non. Si je n’avais pas cette assise intellectu­elle autour de l’écologie, je regrettera­is peut-être mon choix. » Cynthia Fleury, psychanaly­ste, philosophe et professeur­e titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservato­ire national des arts et métiers, le rappelle : « Expliquer un désir d’enfant simplement par un argument scientifiq­ue ou rationnel (comme l’écologie, NDLR) est de fait tronqué : ce n’est là qu’une partie de l’explicatio­n et de la motivation. Car “engendrer” suppose de toute façon de se dessaisir de la mort, de poser un pied dans l’inconnu, l’absence de maîtrise, de basculer du côté d’une émotion de vie. Si l’on s’en tient uniquement à la raison, on ne fait pas d’enfant(s). » Le désir d’enfant est aussi le fruit d’une puissante constructi­on sociale : « Avoir ou ne pas avoir d’enfants vous positionne d’une certaine manière dans la société, considère Cynthia Fleury. Il y a là un fait de normalisat­ion fort, voire un statut, une reconnaiss­ance sociale. Sans parler de la pression des familles qui souvent attendent ce désir d’enfant pour se projeter elles-mêmes. » Et si l’écologie offre plus de liberté à celles et ceux qui ne souhaitent pas engendrer, pourquoi pas ? Le témoignage d’Olivier, 43 ans, ni militant ni écolo, mais conscient de l’urgence climatique et père de deux enfants, illustre bien à sa manière l’injonction de parentalit­é qui continue de peser aujourd’hui… bousculée par le sujet de l’urgence climatique : « Si une personne me dit qu’elle ne veut pas d’enfant, ça m’inspire de la méfiance. Si cette même personne me dit qu’elle ne veut pas d’enfant à cause de la crise climatique, je me dis plutôt qu’elle a un projet : ça m’inspire du respect. »

La présence appuyée des nullipares écolos dans les médias, ces derniers mois, fait surtout écho à l’émergence d’un problème qu’il devient difficile d’ignorer : celui de la démographi­e. C’est l’éléphant dans la pièce, que tout le monde fait semblant d’ignorer, parce que, comme l’écrit Antoine Bueno, auteur de Permis de procréer (Albin Michel), « le capitalism­e est nataliste (il cherche à obtenir davantage de consommate­urs), le nationalis­me est nataliste (le peuple sera d’une dimension plus grande) et la religion est nataliste (le nombre de fidèles va augmenter). » Cynthia Fleury modère : « Sans aller jusqu’au fait de n’avoir aucun enfant, la question de la régulation démographi­que est une question essentiell­e pour l’État de droit, et surtout pour son modèle de justice sociale. » Or, c’est la crise écologique qui nous presse le plus dans l’urgence à considérer cette question avec le sérieux qu’elle mérite. Le 5 novembre, la revue BioScience publiait l’appel de 11 000 scientifiq­ues de 153 pays (dont 1 500 Français) prévenant que les humains risquent des « souffrance­s indescript­ibles » liées à l’urgence climatique. Parmi les leviers d’action proposés, que lit-on ? Stabiliser et, « idéalement, réduire la population en promouvant l’accès de tous, et en particulie­r des filles, à l’éducation et à la contracept­ion ». On ne saurait le déplorer.

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