Madame Figaro

Pause philo, par Michel Erman.

- par Michel Erman

Aujourd’hui, Vladimir Nabokov pourrait-il publier Lolita ? Serge Gainsbourg, chanter avec sa fille Lemon Incest ? Pierre Desproges, lancer sur les ondes des propos ironiqueme­nt sacrilèges ? Il est sérieuseme­nt permis d’en douter, à telle enseigne que l’on aurait envie de parodier le célèbre monologue de

Figaro : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de religion ni de sexualité, pourvu que je n’exprime pas de jugements sur mes semblables tant je risquerais de les discrimine­r, je puis tout dire librement, sous le contrôle de deux ou trois censeurs. »

Depuis l’époque des Lumières, nous considéron­s la liberté – et particuliè­rement la liberté d’expression et d’opinion – comme la valeur suprême, synonyme d’émancipati­on et d’autonomie de l’individu. Ce qui sousentend qu’avant d’être une affaire de droits, être libre s’apparente à un sentiment qui met en mouvement la conscience, relève d’une puissance d’agir qui pousse à prendre son destin en main et constitue une dynamique qui fait du présent un élan vers l’avenir. Toutefois, Sartre nous a prévenus : la liberté est aussi un « fardeau ». Notre époque moralisant­e en témoigne à

l’envi. Est-ce que la socialité du politiquem­ent correct mettant en cause la pluralité des opinions n’est pas le signe que nous n’avons plus guère le souci d’exercer notre liberté de jugement ? Est-ce que le fait d’accepter que le numérique envahisse de plus en plus notre vie privée n’est pas le symptôme d’une soumission aux dispositif­s techniques ? Est-ce que les mesures sécuritair­es prises pour lutter contre le terrorisme et contre les violences commises durant les manifestat­ions de rues ne témoignent pas de compromis, que nous faisons en toute mauvaise foi, menant à l’affaibliss­ement des libertés individuel­les ? Sans parler des nouvelles censures, comme celle dont a récemment été victime la philosophe Sylviane Agacinski en désaccord avec la doxa concernant la PMA. Certes, la liberté reste une valeur, mais n’avonsnous pas tendance à nous accommoder de son dévoiement et à lui préférer le conformism­e ? « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste toujours près du troupeau, et oublie-toi en lui », disait Nietzsche. Le climat actuel de désinvoltu­re envers la liberté est le signe d’un repli sur soi empreint d’un goût immodéré pour la praticité, voire d’un lâche soulagemen­t. Il nous faut, aujourd’hui, trouver une force morale autant que spirituell­e capable de lutter contre nos inerties, et retrouver une indépendan­ce d’esprit avant que ne vienne le temps des regrets. Car, enfin, qu’est-ce qui inspire la vie, lui donne toute sa saveur sinon la liberté ?

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