Interview : Agnès b., l’art et la foi.
CRÉATRICE, MÉCÈNE, COLLECTIONNEUSE… AGNÈS B. RACONTE SON PARCOURS DANS DEUX LIVRES, ET OUVRE LA FAB., SA FONDATION DÉDIÉE À L’ART CONTEMPORAIN ET À LA PHOTO. RENCONTRE.
ENTOURÉE D’UN SUPERBE JARDIN, la maison d’Agnès b., à Louveciennes, porte inscrite en elle l’histoire et la personnalité de la styliste, collectionneuse et mécène. Sur les étagères de la bibliothèque voisinent le dessin que la créatrice du cardigan pression fit de Pierre Mendès France (le mari de sa belle-mère) et une édition originale de l’Encyclopédie, de Diderot et d’Alembert, qui lui vient de sa famille. Dans le salon, une photographie de Nan Goldin – une femme dans son bain – fait face à un portrait de la princesse de Lamballe, l’une des favorites de Marie-Antoinette, déniché chez un antiquaire versaillais… Éclectique, chaleureuse et passionnée, celle qui prépare activement l’ouverture de sa fondation – La Fab. (dans le XIIIe arrondissement, à Paris) – est revenue sur sa trajectoire dans
Je crois en l’âme, un ouvrage illustré de photos, qui s’intéresse plus particulièrement à la foi et à la spiritualité, et dans
Je chemine avec Agnès b., un texte à destination des jeunes. L’occasion de nous entretenir avec une femme d’exception.
Madame Figaro. – Vous avez la foi depuis l’enfance. En quoi vous a-t-elle influencée ?
Agnès b. – Elle m’a portée et tenue. Croire en la vie éternelle est tout même un immense cadeau ! J’aime les propos de Jésus, j’adore lire l’Évangile de saint Jean : c’est comme si j’avais un copain qui me racontait ce qui se passait. Lisez les Noces de Cana ou la Samaritaine : Jean est un merveilleux reporter, très simple, très clair, alors qu’il raconte des mystères… Ou encore : « Seigneur, descends avant que mon enfant meure. Va, lui dit Jésus, ton fils vit ». C’est juste génial, non ? Ma vision du monde est nourrie de cette foi. Je suis reconnaissante pour chaque jour que je vis, et puis je fais attention aux autres, je respecte les gens avec qui je travaille – je les aime. Et cela m’est naturel, je ne me force pas.
« Il n’y a, à mes yeux, que deux choses susceptibles d’apaiser les maux dont souffre notre société : le partage et le souci de l’autre », affirmez-vous.
Je suis comme ça depuis que je suis petite. Quand on demandait dans la classe qui voulait quêter pour les paralysés, les aveugles, la Croix-Rouge, les pauvres, etc., on était toujours deux à lever la main, ma copine Roseline et moi. On se sentait bien en le faisant, alors on se portait volontaires. On me mettait aux gâteaux dans les ventes de charité. Des gâteaux fournis par les mamans, plus ou moins brûlés, que je vendais pour la bonne cause…
Vous avez poursuivi, comme en témoignent vos multiples engagements, votre soutien à l’abbé Pierre et à SOS Méditerranée, en passant par le Coeur de Sarajevo…
Je trouve ça normal d’aider. Pour participer à la lutte contre l’épidémie du sida, j’ai mis des préservatifs gratuits dans toutes mes boutiques – je pensais que tout le monde ferait comme moi, ça n’était rien, pour une entreprise… Je n’en suis pas moins frappée par toutes les bonnes volontés en France, à l’échelle des particuliers. Le nombre de gens qui se dévouent pour les autres est énorme. Et s’il y a quelqu’un que j’aime en ce moment, c’est le pape. Certains le trouvent trop communiste, moi, j’approuve. J’aime qu’il ait choisi de s’appeler François d’après saint François d’Assise. C’est un symbole magnifique !
L’éthique est primordiale dans votre entreprise et vos actions. Vous versez en impôts plus de 60 % de vos gains, refusez la publicité…
Je suis contre l’optimisation fiscale. Seuls ceux qui ont le plus d’argent en ont la possibilité, et je trouve ça aberrant. Je refuse aussi la publicité, que j’assimile à de la manipulation. Mon parcours montre que l’on peut s’en passer, à condition que son travail soit reconnu. Moi, c’est la presse qui m’a faite. Un peu de talent, de l’honnêteté, du réalisme, et voilà, on y arrive… On fabrique en France autant qu’on peut. Sinon, on fait en sorte que les vêtements soient confectionnés dans les pays producteurs de la matière première, afin qu’ils bénéficient de la valeur ajoutée – du cachemire double fil en Mongolie à l’alpaga au Pérou. C’est toute une manière de concevoir les choses, et ça va loin.
Vous déclarez aimer les vêtements, mais pas la mode… Que voulez-vous dire par là ?
Dans mon placard, j’ai des vêtements qui datent d’il y a trente ans. Cette robe que je porte, je l’ai depuis dix ans. Je fais des vêtements dans l’air du temps, je crée sans cesse, ils évoluent, mais je ne veux pas qu’ils se démodent du fait de leur extravagance ou de leurs excès. Travolta nous a redemandé, dix ans après, la veste qu’il portait dans Pulp Fiction, en lin noir avec le col en cuir. David Bowie pour son dernier album, Blackstar, avait toujours son tee-shirt de chez Agnès b., kaki avec une étoile noire… C’est comme le cardigan pression : ce sont à nouveau des jeunes filles qui les achètent. Elles les portent grands, alors qu’à un moment elles les portaient serrés, on avait fait des tailles 12 ans… Et puis la qualité est toujours présente. Je ne cesse de répéter que l’on ne fera jamais de beau vêtement dans une matière moche. On travaille beaucoup les tissus, pour qu’ils ne se déforment pas à l’encolure, pour qu’ils ne se fripent pas, pour que le client soit toujours content.
Parlez-nous de votre rapport à l’art…
J’ai grandi à Versailles. Je suis passée devant les statues de Hoche, de La Quintinie, les antiques du parc… Leur beauté s’est imprimée en moi. C’est pour cela que j’ai souvent fait des robes ou des vestes style XVIIIe siècle. Je connais très bien la structure des vêtements sous Louis XV.
Vous vous intéressez aussi à l’art contemporain, en parlant des 5 000 pièces de votre collection comme d’un vaste collage…
J’ai été élevée dans un goût classique, entourée des meubles familiaux (depuis le XVIIIe siècle) que j’ai gardés. Toute l’histoire de nos familles – les Troublé et les Du Bos – est là. Mais le fauteuil du trisaïeul de ma grand-mère cohabite avec les dessins de Basquiat… J’adore les mélanges. Je stylise les choses en les assemblant comme j’ai fait ici, à Louveciennes, et j’adore ça. En quoi l’art est-il essentiel, pour vous ?
Il existe depuis que l’homme existe : voyez les peintures rupestres. S’exprimer a toujours été une nécessité. En ce moment, je suis en train de faire un grand Point d’ironie (journal d’art gratuit créé en 1997 par Agnès b., l’artiste Christian Boltanski et le critique et commissaire d’exposition Hans Ulrich Obrist, et diffusé à cent mille exemplaires à travers le monde, NDLR) pour l’ouverture de la Fab. Ce sera Les murs parlent : toutes les photos que j’ai prises des mots et des phrases qui m’ont frappée, durant trente ans, dans divers endroits du monde. Il y a l’art qui est dans les musées, les galeries... et puis, aussi, il y a l’art ailleurs, et ça c’est très fort pour moi. Le besoin de dire par des mots, des images, est en nous depuis toujours. Et ça fait un bien fou de partager avec les autres les images qu’on a dans la tête… L’oeuvre a besoin de regards. Toutes les pièces de ma collection, c’est comme si je les avais adoptées plus qu’achetées.
La Fab., la Fondation Agnès b., accueillera
La Galerie du jour * ouvrira ses portes prochainement, à Paris. Pouvez-vous nous en parler ?
On a eu beaucoup de problèmes avec la voirie. Les souterrains – on construit sur la voûte d’Austerlitz – ont causé six mois de retard. Mais on est prêts ! Ce sera pour le 13 décembre, la Sainte-Lucie : la lumière, ça me paraissait de bon augure… Je voulais un quartier populaire, je voulais qu’il y ait des jeunes, ce sera donc dans le XIIIe arrondissement, place Jean-Michel Basquiat, une adresse prédestinée.