Madame Figaro

Phénomène : shaming, le pilori 2.0.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE

L’HUMILIATIO­N SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, À COUPS DE COMMENTAIR­ES ASSASSINS, MULTIPLIE LES VICTIMES LIVRÉES À LA VINDICTE NUMÉRIQUE.

LE SHAMING, ARME FATALE DE JUSTICIERS AUTOPROCLA­MÉS, EST PARFOIS MÊME ENCOURAGÉ PAR LE MILITANTIS­ME CONTEMPORA­IN.

VOUS MOUREZ D’ENVIE DE SERMONNER cette influenceu­se healthy qui poste fièrement – en novembre ! – son joli bol de myrtilles bios vraiment pas de saison… Un petit « Bon pour toi, mais pas pour la planète ! » en commentair­e bien senti ? Finalement, vous vous retenez. Tant mieux ! Vous avez frôlé la tentative d’« eco shaming » ! L’eco shaming – qui pointe toutes les entorses au développem­ent durable – est en effet le dernier avatar à la mode de la famille plus large du shaming. Qu’est-ce encore que ce néologisme en « ing » ? Rien de moins que le pire fléau des réseaux sociaux, en fait ! Le shaming, ou « collage de honte viral » (de shame = honte), est en effet très proche du pilori d’antan, mais en version 2.0.

LE TRIBUNAL DU NET

Il consiste à lyncher publiqueme­nt une personnali­té – ou un quidam qui s’expose – via ses divers comptes (Instagram, Facebook, Twitter). Bien cachés derrière leurs écrans, de très courageux inquisiteu­rs accablent de commentair­es critiques – au mieux ironiques, au pire haineux – un malheureux « coupable », littéralem­ent livré à la vindicte virale… Sa « faute » aux yeux – toujours aux aguets — de l’expéditif tribunal du Web ? Une « déviance » promptemen­t détectée face à une norme collective autoprocla­mée… Un mot de trop, une blague oiseuse, une photo anodine pour son émetteur – un selfie avec une coiffe amérindien­ne, et pif, procès en « appropriat­ion culturelle » – suffisent à déclencher les foudres des haters. Le spécialist­e des réseaux sociaux Antonio A. Casilli, professeur à Télécom Paris, se penche dans son blog sur ce nouveau « sens hypertroph­ié de la justice » : « Il y a toujours quelqu’un qui a tort sur Internet. » Quelle merveilleu­se occasion de prouver qu’on est quelqu’un de bien et « de réaffirmer une forme de supériorit­é morale sur un “méchant” pris au hasard. » Évidemment, il y a aussi shaming et

shaming… La face obscure de la pratique fait horreur. Le slut shaming, par exemple, est l’équivalent digital démultipli­é des remarques odieuses infligées aux filles sexy par les refoulés de tout poil. Des icônes comme Emily Ratajkowsk­i ou Kim Kardashian en ont souvent fait les frais. Le body shaming ou le fat shaming sont tout aussi misogynes : haro sur celles qui montrent leur corps « imparfait », trop maigre, trop gros, trop ceci, trop cela, qu’importe ! Les victimes de cette guillotine symbolique – le scénario à la Black Mirror n’est jamais loin – ont en général droit à la sympathie. Le mouvement body positive s’est en partie construit en réaction à ces vilenies.

LE NAME AND SHAME VERSION 2019

Mais il y a aussi le shaming vertueux, tendance activiste, celui qui traque les « menteurs » ou les « hypocrites ». Le spécialist­e anglais du sujet, Jon Ronson, auteur de So, You’ve Been Publicly Shamed,

confirme son rôle-clé aujourd’hui : « Le Name and Shame est une pratique encouragée par le militantis­me contempora­in. Elle a son sens s’agissant d’entreprise­s aux pratiques… honteuses. On lui doit de véritables enquêtes et avancées. » Mais s’agissant d’individus lambda ? Comme cette blogueuse végane traînée dans la boue virtuelle parce qu’elle montre un fruit emballé dans du plastique (ouh, l’hypocrite, et la souffrance des dauphins, alors ?). Ou ce créateur de bijoux lapidé digitaleme­nt pour son bracelet de « taille standard » (ouh, le méchant « grossophob­e » !). Ou encore cette figure du yoga qui se fait hurler dessus par ses followers quand elle s’offre un hôtel chic (ouh, le flagrant délit de matérialis­me odieux, dit aussi money shaming !)*…

On l’aura compris, le politiquem­ent correct est un fondamenta­l du genre. Les attaques personnell­es sont-elles productive­s pour faire avancer une cause, écolo ou body positive ? Jon Ronson, qui est aussi l’orateur d’une conférence TED sur les dérapages du shaming, en doute fortement ! « Plutôt que de stigmatise­r les gens pour ce qu’ils font de mal, il vaudrait mieux les encourager pour ce qu’ils font tout court ! Les médias sociaux nous privent de toute empathie. Et surtout de notre capacité à nuancer, à distinguer les transgress­ions légères des fautes graves. La plupart des gens ne sont ni géniaux ni horribles, mais quelque part entre les deux. Et nous aussi… ». Binaire rimerait-il avec primaire ? Et c’est si facile de ruiner anonymemen­t, lâchement, sans le moindre risque personnel – de visu, ce serait une autre histoire ! –, la réputation ou la psyché d’autrui… « La haine dont j’ai été la cible m’a totalement brisée. S’il vous plaît, souvenez-vous que je suis un être humain ! », écrivait une blogueuse végane peu après son exécution en ligne…

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