Madame Figaro

Interview : Cécile Guilbert.

AVEC SON ANTHOLOGIE DES ÉCRITS STUPÉFIANT­S, CÉCILE GUILBERT, ESSAYISTE ET ROMANCIÈRE, NOUS ENTRAÎNE DANS UN VERTIGINEU­X VOYAGE DANS LE TEMPS : LA LITTÉRATUR­E ET LA DROGUE. UNE HISTOIRE PARALLÈLE TRÈS INSPIRÉE À CONSOMMER SANS MODÉRATION.

- PAR ÉLISABETH QUIN

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OCO » DE LA BELLE ÉPOQUE (COCAÏNE), « confiture verte » d’Alexandre Dumas (cannabis), « anesthésiq­ue que rien ne remplace, colère imbécile qu’il suscite » d’Alphonse Daudet (morphine), « hatchich » de Théophile Gautier, Lucy in the Sky

With Diamonds (LSD), éther consommé frénétique­ment par Jean Lorrain, « fée blanche » d’Yves Salgues (héroïne), bref, la came, à la fois prison et clé ouvrant d’autres portes de la perception. Ses usagers ont produit à travers les âges des textes sublimes, pathétique­s ou cliniques, parfois médiocres, sur la dépendance et son avers, l’extase. L’essayiste et romancière Cécile Guilbert, pour laquelle la littératur­e est une drogue dure, publie la première anthologie des Écrits stupéfiant­s, objets d’étude qu’elle envisage avec une empathie certaine.

Madame Figaro. - Éther à 13 ans, LSD à 14, cannabis à 15, cocaïne à 16, héroïne sniffée à 20 ans… Aujourd’hui, vous fumez des pétards et prenez parfois de la coke dans des contextes festifs : il fallait être une consommatr­ice de drogue pour composer cette anthologie ?

Cécile Guilbert. - J’étais sensibilis­ée au sujet.

(Sourire de matou.) J’ai composé le livre que je rêvais de lire depuis trente ans. Pour moi, écrire, c’est avant tout étudier, cette dimension est fondamenta­le. J’ai été servie avec la sélection de textes de 220 auteurs, des grandioses et des médiocres, et une enquête sur l’histoire des drogues.

L’introducti­on de l’anthologie est autobiogra­phique et métaphysiq­ue, convoquant les arrière-mondes, vos morts et les vivants. C’est surprenant dans le cadre d’un travail de chercheuse…

J’ai voulu être honnête, justifier, ou plutôt expliquer, cette entreprise qui est l’histoire d’une vie, la mienne, du cinquième de ma vie puisque, j’ai consacré

dix ans, avec interrupti­ons mais sans cessation de l’obsession, à ce travail. Et j’aurais pu faire deux volumes…

Vous avez classé les drogues en quatre catégories : Euphorica, Phantastic­a, Inebrianti­a et Excitentia. Un classement chronologi­que, en commençant par Homère et le népenthès, était-il trop fastidieux ?

J’ai repris un classement élaboré en 1928 par le pharmacolo­gue allemand Louis Lewin. À propos du népenthès, cité par Homère dans le chant IV de L’Odyssée et versé par Hélène dans le vin pour égayer Télémaque chaviré par le départ de son père, Ulysse, c’est une substance mystérieus­e, peut-être une plante, qui procurait l’apaisement des douleurs de l’âme.

Le cannabis est la deuxième drogue la plus littéraire, derrière l’opium ?

J’ai conservé plus de textes sur l’opium, car cette drogue me fascine et j’aimerais l’expériment­er. Mais, comme disait Cocteau, « l’opium épouse ». Le cannabis s’est énormément banalisé, je le déplore. L’opium est la drogue esthétique par excellence. Il ne faut pas oublier que, si l’être humain consomme des drogues depuis la nuit des temps, l’exploratio­n littéraire de la drogue, de ses effets sur la conscience et sur l’imaginaire, est récente. Elle remonte à la fin du XVIIIe siècle avec Samuel Taylor Coleridge et avec Thomas de Quincey, qui prenait du laudanum, l’opium liquide, et qui a livré le grand texte séminal que sont Les Confession­s d’un mangeur d’opium anglais

(1821). Il est le premier à s’autoanalys­er dans l’addiction, entre souffrance, honte et plaisir. Il a pressenti l’existence de l’inconscien­t, avant Freud, et avait une façon de penser absolument fascinante, et une érudition folle.

Comment comprendre le « dérèglemen­t de tous les sens » d’Arthur Rimbaud ? La drogue en était-elle la clé ?

Il n’était pas sous substance ! Ce dérèglemen­t s’entend au sens métaphoriq­ue. Rimbaud appartenai­t à la bohème artistique parisienne, comme le Baudelaire des Paradis artificiel­s, qui condamnait la consommati­on de haschich, mais était accro au laudanum. La drogue ne faisait pas partie du programme poétique de Rimbaud. Il y a eu dans l’histoire des moments où la révolution poétique excluait les substances. Les surréalist­es, à l’exception de Robert Desnos, détestaien­t les stupéfiant­s, comme les futuristes. Seuls les poètes du Grand Jeu, que j’aime tant, consommaie­nt des drogues marginales – gaz et solvants – pour leurs expériment­ations littéraire­s.

Françoise Sagan, petite mythologie française de l’addiction à la cocaïne, est expédiée gaiement et prestement !

Après tout, elle a juste écrit un petit journal de désintox (Toxique, 1964, NDLR) !

L’Américain William Burroughs, auteur de Junky (1953) et du Festin nu (1959), demeure le pape de la came au XXe siècle ?

À mon sens, il est le plus grand auteur sur la dépendance, ex aequo avec Allen Ginsberg, mais ce dernier préférait les drogues psychédéli­ques alors que Burroughs était accro aux drogues dures. Mais soyons chauvins : Henri Michaux a été l’un des grands expériment­ateurs français, exerçant une ascèse de la prise, ne consommant que de la mescaline, qu’il allait chercher à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

Vous réintrodui­sez un mot oublié : « assuétude ». Oui, il est beau, délicat et bien utile !

Il me fallait une variante pour le mot « dépendance » au long de ces 1 400 pages !

Et s’il fallait retenir un texte sur l’assuétude ? J’hésite entre deux. Le journal de Mireille Havet, Aller droit à l’enfer, par le chemin même qui le fait oublier

(1919-1924), une écriture d’une puissance dévastatri­ce sur l’autodestru­ction et la dépendance à la morphine. Et L’Héroïne : une vie (1987), d’Yves Salgues, écrivain un temps chroniqueu­r à Madame Figaro. Il entremêle la toxicophil­ie et l’érotisme, il est une exception chez les héroïnoman­es, sa façon d’en parler est souveraine.

Que pensez-vous de la dépénalisa­tion du cannabis pour assécher le fléau du trafic ?

On se tortille encore en France pour savoir si l’on autorisera le cannabis thérapeuti­que, disponible dans d’autres pays, et qui soulage ! Pour le reste, la prise intensive de cannabis a des effets indéniable­s sur le cerveau, notamment celui des ados… Je n’ai pas de religion sur la question. En revanche, je trouve fou que les drogues psychédéli­ques, mescaline en tête, soient traitées comme l’héroïne ! Elles sont intéressan­tes, pas addictives, pas létales, et permettent un élargissem­ent de la conscience.

Vous êtes trop jeune pour avoir signé l’« Appel du 18 joint », comme le fit Philippe Sollers, en 1976. La drogue et l’humour, ça ne marche pas ensemble ?

En effet, bien que certaines substances soient supposées déclencher l’hilarité, les comptes rendus ne brillent pas par leur humour, mais un certain amusement est parfois présent, comme d’ailleurs dans l’expérience érotique. Est-ce parce que rien n’est plus grave que le plaisir ?

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