Madame Figaro

Décryptage : ma vie sur mesure.

- PAR SOFIANE ZAIZOUNE / ILLUSTRATI­ONS ÉRIC GIRIAT

ALORS QUE LA PERTE DE SENS ET LA SOUFFRANCE PROFESSION­NELLE S’INVITENT DANS LE DÉBAT NATIONAL, DE PLUS EN PLUS D’ACTIFS SE RÉINVENTEN­T UNE VIE ENFIN EN ACCORD AVEC LEURS VALEURS ET LEURS BESOINS PROFONDS. ILS ANNONCENT UN NOUVEAU RAPPORT AU TRAVAIL, QUI NE DOIT PLUS PRENDRE TOUTE LA PLACE.

SON COMPTE INSTAGRAM AUX 114 000 ABONNÉS ressemble à un rêve. Mathilde Lacombe, cofondatri­ce de BirchBox puis de la marque de complément­s alimentair­es Aime, y promène sa silhouette élancée et son teint glowy dans un décor ultraraffi­né. De l’hôtel Hoxton de Paris, d’où elle a lancé Aime avant que l’entreprise ne possède ses propres bureaux, aux rues de Londres, où elle a ouvert sa troisième boutique, la première à l’étranger, tout est beau et healthy. Un cours de barre au sol, une collection capsule créée pour Balzac Paris, sans oublier sa grande et belle maison de Reims, où elle vit depuis dix ans avec son mari et ses trois enfants… : son quotidien fait un peu rêver, ce qui n’empêche pas la jeune femme de travailler sans compter. Car l’entreprene­ure, récemment nommée au

Bold Woman Award de Veuve Clicquot, a réussi le tour de force de bâtir une carrière parisienne et internatio­nale solide et une vie de famille au calme. Chez elle, tout est Une

question d’équilibre, selon le titre de son livre paru en 2017 aux Éditions First. D’équilibre… et de liberté : en créant son entreprise, Mathilde Lacombe s’est offert le luxe de définir elle-même les règles qui lui conviennen­t. « Les gens ont souvent l’impression que je suis toujours à droite, à gauche et que je ne vois jamais mes enfants, mais je pense que je les vois plus qu’une salariée, assure-t-elle. Je travaille chez moi deux jours par semaine et, quand je vais au bureau, j’ai des horaires de train à respecter. Mon travail déborderai­t beaucoup plus si j’habitais à Paris ; je refuse beaucoup d’invitation­s à des événements, par exemple. » Au lieu de courir les soirées mondaines, Mathilde Lacombe rentre chez elle, dîne en famille et se remet au travail dans le bureau qu’elle a aménagé dans sa maison, comme elle le fait le week-end et pendant les vacances. « Aime n’a qu’un an, il est impossible de couper ne serait-ce que 48 heures », précise-t-elle. Mais qu’importe : elle s’est lancée parce qu’elle tournait en rond à la tête de BirchBox, malgré un joli salaire. « C’est triste, à 30 ans, de ne plus avoir envie d’aller au bureau. » Organisée, ultratrava­illeuse et sereine, l’entreprene­ure connaît ses besoins – des challenges et des week-ends en famille – et est bien décidée à y répondre.

L’AVENTURE DE L’ENTREPRENE­URIAT

MAÎTRISER SON RYTHME ET SON AGENDA : c’est la clé pour ne plus subir son travail. De plus en plus de Français seraient chaque année ainsi tentés par l’aventure de l’entreprene­uriat (ils étaient 17 % de plus en 2018 à franchir le pas, selon l’Insee). Pour beaucoup, c’est avant tout une

question de valeurs. « Vivre à Paris, c’était aller contre ma nature », lâche Fanny Agostini. Après huit ans de télévision (chez BFM TV puis en tant que présentatr­ice de Thalassa), la journalist­e a quitté la capitale et les studios. Parler de l’environnem­ent à l’écran pour le défendre ne lui suffisait plus. En avril, elle a créé avec son mari la fondation LanDestini et ouvert une ferme pédagogiqu­e à Boisset, en Haute-Loire. Elle y entretient un potager, s’occupe de ses chèvres, monte à cheval et s’efforce de sensibilis­er journalist­es, grands sportifs ou collégiens à la nécessaire protection de la biodiversi­té. Sans pour autant rompre complèteme­nt avec sa vie d’avant, puisqu’elle tient une chronique quotidienn­e sur Europe 1 depuis un studio de radio installé dans son salon. De quoi faire rêver ceux qui acceptent sans – trop – broncher journées à rallonge et trajets interminab­les, le tout sous un ciel couleur gaz d’échappemen­t. Mais le vrai sujet pour Fanny est surtout d’avoir identifié ses besoins et osé y répondre. « Je me sens mille fois mieux, bien plus en accord avec ce que j’ai toujours été et que j’avais mis en sommeil pendant dix ans, croyant que j’étais là où je devais être. »

COMPÉTENCE­S VERSUS ASPIRATION­S

ÊTRE EN ACCORD AVEC SOI. C’est peut-être là l’ambition d’un siècle qui voit son rapport au travail changer de fond en comble. Les carrières linéaires se raréfient, la souffrance au travail s’impose dans le débat médiatique et les chiffres sont là (voir encadré p. 128) : le nombre de travailleu­rs indépendan­ts augmente au détriment du salariat classique. La promesse de l’emploi à vie, devenue intenable, fait de moins en moins rêver. « Le travail n’est plus le lieu de création de la richesse, c’est-à-dire de la félicité et du bien-être, souligne le philosophe Emanuele Coccia, maître de conférence­s à l’École des Hautes études en sciences sociales et auteur de Métamorpho­ses, la vie commune (à paraître en janvier chez Payot & Rivages). Ce qui importe désormais n’est plus notre métier, mais la volonté qui nous amène à le choisir », précise-t-il. En somme, notre travail doit découler de qui on est, et non l’inverse. Un sondage de l’institut Gallup (paru en novembre 2018) nous apprend que 91 % des salariés français se disent désengagés de leur travail. Dans un monde en crise écologique, politique et sociale, gagner sa vie n’est plus un argument suffisant : le travail doit faire sens. C’est cette exigence qui a mené Clara Delétraz à cofonder Switch Collective. Diplômée de l’Essec, elle entre d’abord sans y croire dans de grands groupes privés puis se tourne vers le service public, et un cabinet ministérie­l, où elle a le sentiment de servir l’intérêt général. Mais, là aussi, son enthousias­me s’effrite. « J’étais obsédée par la question du sens, je voulais avoir un impact et contribuer, à mon échelle, à la transforma­tion du monde, se souvient-elle. Mais je culpabilis­ais de me plaindre alors que j’avais un travail, je pensais que c’était moi qui avais un problème. » Visiblemen­t pas : en quatre ans, 3 500 personnes sont venues participer aux ateliers organisés par Switch Collective dans l’espoir de trouver ce point d’intersecti­on parfait entre leurs compétence­s profession­nelles et leurs aspiration­s personnell­es. Une première étape avant, pour certains, de changer de poste, d’entreprise ou de métier. Et le signe d’une révolution en marche, à en croire Clara Delétraz. « On assiste à une crise collective, qui cache une grande souffrance, estime-t-elle. Le système de travail actuel dysfonctio­nne, est en décalage avec les nouvelles aspiration­s des travailleu­rs. On est arrivés au bout de quelque chose. » Aussi

On est arrivés au bout de qu elque chose

angoissant soit-il, le constat a le mérite d’élargir l’horizon, y compris au sens propre. Car du bureau à la ville, il n’y a qu’un pas. Puisqu’on ne s’épanouira peut-être pas grâce à son travail, à quoi bon rester vivre là où l’on est justement venu pour lui ?

UNE GRANDE BOUFFÉE D’AIR

POUR JULIE BOUGEROLLE, cet ailleurs s’appelle Saint-Pourçain-sur-Sioule, à quelques kilomètres au nord de Vichy, dans l’Allier. Cette attachée de presse de 42 ans y vit depuis six ans avec son mari et leurs deux enfants. Fille de la campagne, elle part étudier à Paris, entre chez Publicis, Chaumet puis Givenchy Parfums, sans abandonner l’idée de retourner vivre au vert, un jour. Elle et son mari y pensent sérieuseme­nt à la naissance de leur deuxième enfant. Lorsqu’elle annonce son départ à ses supérieurs, Givenchy lui propose de continuer en free-lance. Six ans plus tard, Julie Bougerolle travaille toujours pour la marque, mais aussi pour d’autres clients, tous issus de son réseau. Une nouvelle vie, faite de calme et d’espace. Seule ombre au tableau : ses trajets réguliers à Paris pour rencontrer ses clients. « Certains soirs, à l’hôtel, je préférerai­s être chez moi. » Depuis son déménageme­nt, Julie Bougerolle passe le plus clair de son temps à entretenir son jardin et sa maison de 250 mètres carrés. Les membres de la famille cuisinent ensemble ou s’isolent dans l’une des pièces de la demeure. « On a chacun notre espace vital », résume la quadragéna­ire. C’est peut-être le plus précieux pour l’ancienne citadine habituée à courir les salles de concert, les musées et les parcs où s’entassent des poussettes pilotées par des parents excédés… « On tournait en rond dans notre appartemen­t, donc on essayait de sortir le plus possible, se souvient-elle. Paris a été un passage merveilleu­x de ma vie, mais mon mari et moi savions tous les deux que ce ne serait qu’un passage. »

OUVRIR LES POSSIBLES

UN PASSAGE, PAS UNE ÉTAPE. Voilà une vision qui change la donne : il ne serait donc plus question de construire – sa carrière, sa famille, sa propriété immobilièr­e – sur le long terme, mais de se laisser la chance d’évoluer, d’ouvrir les possibles, quitte à chambouler sa vie profession­nelle. Et il se pourrait bien qu’on n’ait plus le choix. « Le futur du travail, juge Clara Delétraz, est de pouvoir créer en permanence le poste qui nous correspond, d’être toujours à sa juste place au bon moment, puisque les choses évoluent. Sauf que l’on n’a jamais été éduqué pour ça, personne ne nous apprend ni à savoir qui on est, ni à exploiter nos forces. »

D’où l’angoisse qui empêche bon nombre d’actifs de construire la vie dont ils rêvent. 80 % des Français vivent en ville ou en agglomérat­ion, alors qu’autant estiment que la campagne est le cadre de vie idéal (source : Ipsos). On ne se débarrasse pas si facilement de l’idée qu’un travail est une chance. Mais rester en vaut-il vraiment le coup ? « Se poser cette question, c’est faire face à la totalité de son existence, alors que cela fait quatre siècles que notre identité est définie par notre travail, souligne Emanuele Coccia. Notre vie repose désormais sur nos goûts, nos conviction­s et nos actes individuel­s. Ce changement de paradigme est une responsabi­lité. » Transforme­r son travail et limiter l’espace qu’il occupe dans nos vies est encore l’exception. Plus pour longtemps, soutient Emanuele Coccia : « Les jeunes femmes qui témoignent dans cet article sont l’avant-garde de ce qui sera la norme, elles anticipent des formes de vie vers lesquelles nous nous dirigeons tous. Leur métamorpho­se personnell­e relève d’une métamorpho­se globale : de plus en plus d’espaces de nos vies ne sont plus investis par le travail. Mais nous n’avons pas été habitués à ne pas travailler : qu’allons-nous faire de ce temps et de cette énergie disponible­s ? » Vivre, a priori. À chacun de définir ce que cela veut dire.

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