Madame Figaro

Pause philo,

- par Jean-Paul Jouary.

La question est scandaleus­e aujourd’hui, tant il y a de femmes qui enseignent et publient des réflexions philosophi­ques. Il faut pourtant bien la poser, puisqu’elle l’a été par Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, Julia Kristeva et Geneviève Fraisse. Et tant d’étudiantes la formulent, étonnées par la liste des auteurs officiels du bac, que j’ai ressenti le besoin d’y jeter un coup d’oeil. J’avais prévu douze chapitres pour mon Manuel de philosophi­e populaire, j’ajoutais finalement un treizième (qui sera le plus long) consacré à cette question qui réserve bien des surprises. Et d’abord, on compte plus de soixante femmes philosophe­s dans l’Antiquité grecque et romaine, d’Aspasie – qui forma Socrate – à Hypatie – qui rayonna comme personne à Alexandrie avant que des fanatiques la découpent en morceaux –, en passant par Hipparchia la cynique. Leurs oeuvres ? « Perdues. » Comme en URSS ou en Chine on effaçait sur les photos officielle­s la tête des dirigeants déchus en oubliant d’effacer leurs pieds, ces femmes philosophe­s ont été effacées d’une histoire de la pensée écrite par des hommes. Après des siècles de domination

absolue, la Renaissanc­e et le siècle des Lumières ont vu renaître les femmes philosophe­s, soutenues par quelques hommes éclairés auxquels je rends hommage dans le livre. Mais qui a lu Marie de Gournay ou Anne-Marie de Schurman ? Qui connaît Margaret Cavendish ou Jacquette Guillaume, Élisabeth de Bohême ou Christine de Suède, Émilie du Châtelet, Sophie Volland ou Mary Wollstonec­raft ? Et si au XIXe siècle, des dizaines de femmes sont à la tête des luttes émancipatr­ices, leurs apports à la philosophi­e restent liés à des conditions significat­ives : la plupart restent dans l’ombre d’un homme (Simone de Beauvoir appelait cela le « complexe d’Héloïse »), elles doivent souvent renoncer à leur féminité ou à leur sexualité. Oublier qu’elles sont femmes. Et consacrer l’essentiel de leur oeuvre au problème de la domination masculine. Vinrent enfin Simone Weil et Hannah Arendt en plein XXe siècle, philosophe­s de portée universell­e. Enfin. En ce sens, l’exécution d’Olympe de Gouges en pleine Révolution française demeure un symbole qui résume tout : qui joue ses pièces et lit ses livres ? Derrière la culture du viol, du féminicide, du harcèlemen­t et des inégalités dont on réalise aujourd’hui l’ampleur, il y a aussi des millénaire­s d’effacement du rôle des femmes dans les créations intellectu­elles, et l’intérioris­ation par les femmes de cette exclusion dans la marge. Mais la marge peut devenir le centre de la page.

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