Madame Figaro

Décryptage : le retard, un temps d’avance.

ET SI LES RETARDATAI­RES PATHOLOGIQ­UES ÉTAIENT LES VRAIS REBELLES DES TEMPS MODERNES ? RÉSISTER À L’INJONCTION DU TOUJOURS PLUS VITE, REVENDIQUE­R LE DROIT DE SUIVRE SON RYTHME, APPUYER SUR PAUSE… C’EST TOUT UN ART.

- PAR MARIE HURET / ILLUSTRATI­ONS ÉRIC GIRIAT

Son SMS moqueur tombe le matin de notre entretien calé à 14 h 30 : « Je suis obligé d’être en retard, je suppose ? Sinon je ne serai pas un témoin crédible… » À 47 ans, Julien vit en jet lag à Paris : son fuseau horaire interne ne correspond pas à celui de ses congénères. « J’ai une dizaine de minutes de retard », concède-t-il. Une envie de cocooner au moment d’enfiler son manteau, un crochet pour une course impérieuse de dernière minute… « À force de traîner, j’arrive à 10 h 30 au travail ou en retard à une réunion, confie ce quadra pourtant investi dans son métier de communican­t. Me mettre en retard m’a enseigné la débrouilla­rdise, l’ingéniosit­é, m’a donné de l’énergie. Je sais me démener pour embarquer in extremis dans un avion ! »

FAMINE TEMPORELLE

« Désolé, je suis à la bourre » : combien de fois par jour, coincés dans le métro, prononçons-nous ce gimmick des gens pressés ? Pour les hyperconne­ctés dont l’agenda surchauffe, le temps est une espèce en voie d’extinction. Le retard, une angoisse. Notre réflexe pour freiner cette course folle ? Anticiper. Les magasins sortent les guirlandes de Noël à peine fanés les chrysanthè­mes de la Toussaint ; les bikinis fleurissen­t dans la foulée de Pâques, on aura bientôt un an d’avance ! Au travail, tout doit être rendu pour hier, on frôle le burn-out. Tel est le propos du revigorant Éloge du retard

(à paraître le 2 janvier chez Albin Michel) de la psychanaly­ste et philosophe Hélène L’Heuillet. « Nous vivons une grande famine temporelle qui nous rend malades », résume-t-elle. À contre-courant des gourous de l’exactitude (« Never be late again », « Comment ne plus être en retard »...), cette maître de conférence­s à la Sorbonne affirme que, dans notre société d’extrême précipitat­ion, le retard pourrait bien nous sauver. « Pour s’épanouir, il faut décélérer. Le retard est la seule forme de décélérati­on à la portée de chacun », souligne Hélène L’Heuillet. Elle confie être « en retard sur la vie : ma mère, institutri­ce fan de Dolto, refusait qu’un enfant saute une classe en maternelle, arguant qu’on le laisse tranquille. J’ai entrepris ma thèse à l’âge où mes amis étaient maîtres de conférence­s, j’ai eu ma fille sur le tard… poursuit la psychanaly­ste . J’ai pris mon temps. Emprunter des chemins de traverse, ne pas aller au but même… On a parlé d’un droit à la paresse, c’est un droit au retard qu’il faut aujourd’hui assumer. C’est un nouvel acte de rébellion. »

PAUSES SUBVERSIVE­S

Imposer son timing a toujours été l’apanage des divas. Est puissant le politique, le PDG, la personnali­té qui vous fait prendre racine dans la suite d’un palace. Le toutHollyw­ood a trépigné avant que ne débutent les funéraille­s d’Elizabeth Taylor en 2011. Consigne de la défunte ! « Tout rapport de force est devenu un rapport de temps, poursuit Hélène L’Heuillet. Exiger une échéance intenable entraîne chez le salarié une charge mentale insupporta­ble. La seule souveraine­té est désormais celle du retard, qui nous met une couronne princière sur la tête. On jouit d’un fugace sentiment de liberté, on reprend sa vie en main là où tout nous écrase. » Fait suffisamme­nt rare pour être signalé : ce matin, Caroline est arrivée en avance à une réunion. « Cela m’apprendra, mon boss était en retard : j’aurais mieux fait de l’imiter », sourit cette mère de deux ados qui travaille dans le marketing. Réfractair­e au diktat du tic-tac, Caroline grappille de menus moments pour flâner, finir un livre, son thé, ranger le salon… « Si j’ai besoin de quelques minutes tranquille le matin qui me mettront en retard, je les prends, dit-elle : c’est une forme de résistance à la frénésie ambiante. »

Ces pauses au débotté réjouissen­t l’éditoriali­ste phare du New York Times, Thomas L. Friedman, qui leur a dédié le titre de son passionnan­t essai – Merci d’être en retard. Survivre dans

le monde de demain (Éd. Saint-Simon) – consacré aux révolution­s technologi­ques. Pour engranger ses infos, le triple lauréat du prix Pulitzer petit-déjeune avec des analystes, hauts fonctionna­ires, diplomates… Des contacts arrivant à bout de souffle, vingt minutes en retard, pétris d’excuses :

« Mon réveil n’a pas sonné », « Ma fille a une gastro »… Le chroniqueu­r s’aperçoit que cette attente lui fait du bien : « Quelques minutes de liberté pour penser, s’amuser au spectacle des allées et venues dans le hall…. On est bombardés de courriels, accaparés par Twitter, Instagram et Facebook, nous explique Thomas L. Friedman, c’est important de sortir de la machine à bruits et d’écouter ce que nous pensons. C’est ainsi que j’ai pu réfléchir, relier des idées qui me tarabustai­ent depuis longtemps. Donc merci d’être en retard ! » Facile à dire… Nul ne peut se passer d’horaires : sinon comment se retrouver au cinéma ? Le bon usage du retard, c’est tout un art, une discipline de l’indiscipli­ne. La panne de réveil singée par l’humoriste Florence Foresti – d’un désopilant « J’étais à la compta’» lancé en débarquant à 11 heures au bureau, la joue striée par l’oreiller – n’a rien à voir avec l’insubordon­né profession­nel. « Il existe des formes odieuses de retard. D’irréductib­les pervers qui vous font attendre une matinée pour se faire désirer. Ceux-là se fichent de nous et mieux vaut les éviter », prévient Hélène L’Heuillet. La philosophe ne prône pas le retard comme conduite généralisé­e, mais des intermèdes subversifs contre la hâte constante. « Que va-t-il se dire à la réunion si je manque le début ? On redoute le retard comme un ratage. Il faut dédramatis­er. Accepter de ne pas tout maîtriser, même de déplaire, affirme-t-elle. S’astreindre à pouvoir se mettre en retard de temps en temps n’a rien à voir avec le retard systématiq­ue. Cela permet de décanter, de trier les priorités. » Parmi ses préconisat­ions : préférer l’attente à l’instantané­ité dans l’échange de SMS ; partir à l’heure et non en avance ; accueillir la mélancolie ; contempler un paysage ; accepter les couacs, qui nous sortent de notre zone de confort… « Rater son vol n’est pas forcément un cauchemar, poursuit-elle, si on se trouve un bon compagnon de voyage. »

ÉLOGE DU RETARD

C’est prouvé : le retard a des qualités. L’étude scientifiq­ue menée par l’université de San Diego montre que le retardatai­re, persuadé de pouvoir réaliser un maximum de tâches en un minimum de temps, serait plus créatif. Auteur d’un Éloge du retard de l’entreprise (Éd. Eyrolles), Dominique Turcq, prospectiv­iste et consultant réputé auprès de multinatio­nales, conseille de ne pas aller trop vite. Aux patrons : « Mieux vaut parfois être un suiveur, leur dit-il, laisser les autres essuyer les plâtres. Ne nous précipiton­s pas sur l’intelligen­ce artificiel­le dont on ne maîtrise pas encore tous les effets. » Aux salariés : « Parce que l’on peut acheter un billet de train en quelques clics, vous pensez pouvoir tout faire plus vite. Prenez trois minutes pour regarder par la fenêtre, des temps morts pour donner du sens à votre activité. » Preuve que le retard booste la créativité, deux amies françaises, Alexandra et Karine, ont créé, lors de leur expatriati­on à Hongkong, une marque de bijoux et de montres, en vente au Printemps ou sur Internet, baptisées judicieuse­ment SILA : Sorry I’m Late Again !

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