Madame Figaro

NASTASSJA MARTIN L’OURS DANS LA PEAU

DANS CROIRE AUX FAUVES, RÉCIT HANTÉ ET POÉTIQUE, L’ANTHROPOLO­GUE DE 33 ANS, SPÉCIALIST­E DES PEUPLES ARCTIQUES, REVISITE SA COLLISION AVEC UN OURS AU KAMTCHATKA. UNE RÉFLEXION SUR L’INSTABILIT­É DES IDENTITÉS ET LA NÉCESSITÉ DE CHANGER NOTRE RAPPORT AU VIVA

- PAR ÉLISABETH QUIN

MADAME FIGARO. – Pourquoi êtes-vous devenue anthropolo­gue ? Pour aller voir ailleurs si vous n’y étiez pas ?

NASTASSJA MARTIN. – À la base de la démarche de l’anthropolo­gie, il me semble qu’il y a un sentiment d’inadéquati­on au monde. Je ne me suis jamais sentie à ma place dans le monde urbain, consuméris­te, coupé de la nature. Mes parents travaillai­ent dans la politique sociale, autour de la création du RMI, le revenu minimum d’insertion. Ils m’ont toujours parlé de précarité et d’inégalités. Je voulais travailler à la lisière de la sociologie et des sciences du vivant, entre les deux mondes. Le livre de Philippe Descola Par-delà nature et culture

(Éd. Gallimard, « Folio ») a été déclencheu­r. J’ai intégré l’EHESS et je suis partie il y a quinze ans sur mon premier terrain, chez les chasseursc­ueilleurs Gwich’in, en Alaska, avant de passer en face, en Russie, chez les Évènes du Kamtchatka. Vivant avec ces collectifs qui échappent au dualisme nature-culture, j’ai su que ce serait mon métier.

Quel est l’objet de vos études anthropolo­giques ? L’animisme chez les peuples du Grand Nord ?

Ce qui est dit dans cette cosmologie animiste est que nous avons tous une âme ou une intériorit­é, que nous soyons plantes, animaux ou humains. À partir

de ce fonds commun animé, nous pouvons envisager ces êtres vivants comme des « alter égaux »... Quand on vit dans la forêt, chez les chasseurs-cueilleurs, il est évident que les animaux sont dotés de subjectivi­té et d’une intentionn­alité, que ce sont des gens – des liudi, comme disent les Évènes. Pour chasser ces animaux sauvages, il faut leur parler la nuit dans les rêves, le jour à travers des rituels et pendant la traque. Le problème avec ce monde métamorphi­que, c’est de trouver les ressources pour revenir à soi, ne pas se laisser fasciner, sinon c’est la pétrificat­ion ou la mort.

Les Évènes avaient-ils été en contact avec une chercheuse occidental­e avant vous ?

Non, jamais. Ces anciens éleveurs de rennes sous le régime soviétique vivent dans la forêt, à 600 kilomètres du premier village. Ma seconde mère, Daria, y a élaboré un projet radical de vie, à base de chasse et de pêche, dans la cosmologie animiste. Quand elle me dit : « Que cherches-tu ? », je lui réponds : « À traduire des voix qui viennent de ton monde, un monde où l’on donne la parole à d’autres êtres qu’humains. » C’est essentiel aussi pour nous, les Occidentau­x.

L’anthropolo­gue Jean Malaurie pense que l’enseigneme­nt des peuples racines peut donner un second souffle à notre civilisati­on...

Il a raison. Mais il faut cesser de faire des sciences humaines de manière extractivi­ste, en allant sur place aspirer tous les savoirs traditionn­els pour les réemployer, les réinjecter dans notre société asséchée spirituell­ement. C’est ce que l’on fait avec tout : on va consommer du wilderness, de la nature et de la sagesse indigène avec tous ces voyages néochamani­ques en Amérique du Sud. La modernité

“Pour chasser ces animaux sauvages, il faut leur parler la nuit dans les rêves”

est très forte pour ingérer l’altérité afin de se reproduire elle-même, au lieu de se décaler, de penser différemme­nt de ce que l’on fait depuis la Renaissanc­e, et cette coupure entre l’homme et la nature. Combien sont les Évènes ?

Six mille dans la péninsule du Kamtchatka. À Tvaïan, un ancien kolkhoze, ils sont une centaine, et le clan de Daria compte cinquante personnes. C’est une microsocié­té, mais je suis entièremen­t convaincue que les expériment­ations se font à cette échelle.

D’une certaine façon, c’est une ZAD (zone à défendre) en forêt ?

C’est absolument comme une ZAD ; d’ailleurs, les zadistes aiment que je leur parle des Évènes. Ces derniers ne veulent pas rester isolés, mais espèrent créer des liens avec des gens qui font la même chose qu’eux. La beauté de la mondialisa­tion (et la seule, à mon sens), c’est la possibilit­é de communique­r entre collectifs qui expériment­ent d’autres modes de vie.

Dans le « ventre de la forêt », vous vous sentiez protégée, mais peu à peu envahie par des rêves d’ours, bien avant l’accident, au point que les membres du clan vous avaient surnommée avec humour la « matukha », l’ourse ?

J’affirme que nous, anthropolo­gues, sommes affectés par ce que nous étudions. J’étudie l’animisme depuis quinze ans. À Tvaïan, dans la forêt profonde, matriciell­e, il n’y a aucun moyen de communicat­ion, rien qui puisse interférer ou grésiller. On devient un capteur hypersensi­ble. Je me suis mise à faire les mêmes rêves que ceux que j’étudie. Il y a eu porosité, invasion de mon corps par les esprits de la forêt. Ça s’est déchaîné...

sur le flanc d’une montagne, le 25 août 2015. L’animal n’aurait pas supporté votre regard planté dans le sien, selon l’hypothèse de votre ami Vassia. C’est plausible ?

Je le crois. Il y a la notion de réversibil­ité, cette idée du visage sous le visage, du fonds commun animé : quand l’ours regarde dans les yeux d’un humain, il y voit le reflet de sa propre image, et ce regard-miroir lui est insupporta­ble. Dans ce face-à-face, l’altérité absolue rejoint la plus grande proximité…

Grièvement blessée par l’ours qui a tenté de broyer votre tête, vous avez survécu. Vous parlez même d’une renaissanc­e avec hybridatio­n...

Quelque chose a été déposé en l’ours et en moi, puisque nous avons survécu à la rencontre. Nous devons apprendre à vivre dans cet entre-deux-là. Je ne suis pas revenue totalement « moi ».

Les Évènes m’ont dit : « Maintenant, tu es miedka », mi-femme, mi-ours, mais j’y détecte l’autodérisi­on qu’ils appliquent à leurs propres mythes. Cette catégorie hybride est trop réductrice, je me sens dans un entredeux mystérieux et fécond, à jamais. Au vu du réchauffem­ent climatique et des bouleverse­ments qui nous attendent, nous allons devoir nous redéfinir. Le monde est de plus en plus instable. Si nous restons cramponnés à nos identités stables, nous allons mourir.

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