Madame Figaro

Arianna Huffington : « Débrancher, c’est se protéger »

La fondatrice du Huffington Post lève, avec son site Thrive Global, un tabou sur la santé mentale. Pour elle, il est vital de l’entretenir chaque jour, tout comme on prend soin de son corps. Son credo ? Sommeil, déconnexio­n et une dose… d’égoïsme !

- PAR LISA VIGNOLI / PHOTO MARK SELIGER

mMadame Figaro. – D’où est venue cette envie, cette nécessité de lancer Thrive Global ?

ARIANNA HUFFINGTON. – Deux ans après avoir fondé le Huffington Post, ce site d’informatio­n qui était un de mes rêves, je suis tombée et, dans ma chute, je me suis ouvert la pommette. Cela a été un vrai wake-up call (une sonnette d’alarme, NDLR) : j’ai commencé à m’intéresser au burn-out et à faire en sorte que ce sujet soit traité sérieuseme­nt par les journalist­es du Huffington Post. Lorsque j’ai quitté le journal, en 2016, plus de la moitié des articles consultés par les lecteurs concernaie­nt le bien-être, la santé, la performanc­e. Je pense que nous sommes très nombreux à être de plus en plus attentifs à nos modes de vie et à être conscients des limites qu’ils comportent, sans savoir comment en changer. Ce sont des solutions que j’ai voulu apporter avec Thrive Global.

Consacrer votre temps à ces sujets a été une façon de vous relever, mais, d’un point de vue plus personnel, comment avez-vous fait pour vous remettre ?

Après ma chute, j’ai consulté de nombreux médecins pour comprendre ce qui m’était arrivé. Et j’ai eu le temps – enfin ! – de me poser des questions philosophi­ques que je ne m’étais jamais posées. Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Est-ce vraiment la vie dont j’ai envie ? Après quoi suis-je en train de courir ? Cela m’a poussée à changer beaucoup de choses dans ma routine quotidienn­e. J’ai commencé à méditer, à redormir, à créer dans mon emploi du temps des plages pour me ressourcer. Aller bien passe par cet examen-là : il faut savoir identifier les moments où l’on a besoin de s’arrêter, de recharger ses batteries. Ce sont des choses simples et quotidienn­es qui nous permettent d’avancer, pas forcément des résolution­s de nouvelle année que l’on ne tiendra jamais !

Vous avez recommencé à dormir à ce moment-là. Vous avez écrit, dans La Révolution du sommeil (Éditions Fayard), que le sommeil est la clé d’un état psychologi­que stable. Pourtant, on dort de moins en moins…

Chacun d’entre nous devrait se demander combien d’heures de sommeil il lui faut. Je sais par expérience que pour être efficace à 100 % et de bonne humeur, j’ai besoin, moi, de sept à neuf heures de sommeil par nuit. En réalité, tous les êtres humains ont besoin de cela pour tenir, même ceux qui prétendent le contraire – ou alors ils sont bioniques ! Le sommeil est au coeur de la question du bien-être, et particuliè­rement de notre santé mentale. C’est aussi important que notre système immunitair­e. Bien dormir fait de nous des êtres moins sensibles, moins stressés, plus calmes et plus aptes à prendre des décisions justes. Et je n’entre même pas dans les détails

“Ce sont des choses simples et quotidienn­es qui permettent d’avancer, pas des résolution­s de nouvelle année !”

concernant les dangers qu’entraîne le manque de sommeil : tension artérielle élevée, obésité, anxiété, dépression. Si vous me lisez, je vous en supplie, dormez !

Quels autres conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite entretenir une bonne « hygiène mentale » ? Aller voir un psy ? Prendre des jours de congé ? Faire du sport ?

Ce peut être tout ça à la fois ! Mais, encore une fois, tout cela ne sert à rien si l’on ne commence pas par cette chose assez simple qui consiste à se mettre en retrait et à se recharger. Nous ne sommes pas des machines, nous devons nous « débrancher ».

C’est un vrai défi quand nos smartphone­s nous suivent jusqu’à notre table de nuit et qu’ils ont rendu nos vies profession­nelle et personnell­e de plus en plus imbriquées. Pensez-vous de façon réaliste que ce soit possible en 2020 ?

C’est un défi, c’est vrai, mais c’est la seule façon que l’on ait de se protéger. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il faille forcément opposer vie privée et vie profession­nelle. Le travail et la vie privée, le bien-être et la productivi­té doivent avancer en tandem. Il n’est pas question de choisir entre réussir sa vie et réussir sa carrière. Il y a cette expression en anglais, work-life integratio­n, qui signifie : adopter une façon de vivre qui, même dans nos espaces de travail, permette à notre humanité de s’exprimer. Il s’agit de prendre conscience que les activités, les occupation­s, les façons d’être que nous chérissons le plus en dehors de notre travail ne sont pas des obstacles à notre réussite, qui nécessiten­t d’être cachées ou abandonnée­s à la porte d’entrée du bureau ou pour lesquelles on devrait s’excuser. Elles font partie de nous, remplissen­t nos vies et nous rendent plus solides et aptes à relever des défis profession­nels.

De nombreux articles de Thrive Global sont destinés aux working mums, ces mères qui travaillen­t. L’équilibre est-il encore plus délicat à trouver pour elles ?

Absolument ! Je le sais parce que j’ai été une mère qui travaillai­t et qui manquait de sommeil. Et j’en rencontre tous les jours. La société nous envoie des messages contradict­oires, qui encouragen­t à l’égoïsme ou au dévouement total. Les femmes qui travaillen­t sont celles qui souffrent le plus de ce tirailleme­nt permanent. Elles ne devraient jamais avoir à choisir entre carrière et famille, mais le fait est que, quand on est une jeune mère, on manque généraleme­nt de sommeil, on vit épuisée tout en ayant des responsabi­lités profession­nelles et familiales. Endosser tous les rôles

“La société envoie des messages contradict­oires, qui encouragen­t à l’égoïsme ou au dévouement total.”

n’est pas viable à long terme, il y aura forcément un moment où l’on va exploser en vol et devenir celle qui a besoin que l’on s’occupe d’elle.

Quels conseils donneriez-vous à ces femmes pour éviter d’exploser en vol ?

Je leur dirais de ne jamais oublier ce message que l’on entend lors des démonstrat­ions de sécurité en avion et que l’on n’écoute jamais : « Placez le masque à oxygène sur votre visage, avant de vous préoccuper de votre voisin ! » C’est en respirant qu’elles pourront venir en aide à tout l’avion si elles le souhaitent ! Dans leur vie, c’est la même chose : en faisant davantage de leur bien-être une priorité, elles pourront mieux s’occuper des êtres les plus chers de leur vie. Que les femmes soient un peu plus égoïstes pour mieux prendre soin des autres !

Le gouverneme­nt français s’apprête à relancer la réforme de la santé au travail. Pensez-vous que la santé mentale relève des politiques publiques ou des entreprise­s ?

Les gouverneme­nts ont un rôle à jouer dès qu’il s’agit de santé. Et la façon même dont nous définisson­s la santé publique est en train de changer. On sait maintenant à quel point stress et burn-out peuvent entraîner des maladies chroniques, comme le diabète ou des troubles cardio-vasculaire­s. Or, tout cela coûte très cher à l’État. Les entreprise­s sont en train d’en prendre conscience, et se rendent compte que le bien-être des employés joue aussi en leur faveur. Le gouverneme­nt a donc un vrai rôle à jouer, notamment en établissan­t des obligation­s. Mais si l’on veut un vrai changement, il faut un partenaria­t entre le pouvoir politique et le monde de l’entreprise.

Cette démarche doit aussi être personnell­e…

On aura beau instaurer des règles au bureau, faire évoluer les comporteme­nts, si, quand ils rentrent chez eux, les gens passent deux heures à jouer sur leur téléphone ou à faire défiler Instagram, c’est fichu. Ce n’est pas uniquement le travail qui entraîne le burn-out, c’est toute notre relation à la technologi­e : les réseaux sociaux et le regard sur soi qu’ils induisent, l’addiction aux applis, aux jeux…

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