Madame Figaro

Melinda Gates

Dans son autobiogra­phie Prendre son envol, elle revient sur son rôle à la tête de la plus importante fondation philanthro­pique mondiale. Qu’est-ce que prendre le pouvoir sur sa vie ? Conversati­on exclusive avec une bienfaitri­ce hors norme.

- PAR LISA VIGNOLI

mDès le titre, votre livre évoque ce moment de l’envol, cet instant où la vie d’une femme prend tout son sens. Quel moment retiendrie­z-vous dans votre propre vie ?

MELINDA GATES.

– Si je devais choisir un moment vraiment significat­if, ce serait ce jour de l’été 2012 où j’ai poussé, au sein de notre fondation, plusieurs partenaire­s et gouverneme­nts, dont le gouverneme­nt britanniqu­e, à soutenir une initiative très ambitieuse pour le développem­ent de la contracept­ion des femmes. Nous avons levé plus de 2 milliards de dollars afin de pouvoir la rendre accessible à plus de 120 millions de femmes dans le monde (du Tchad à la Roumanie, du Pérou au Rwanda, NDLR). À ce moment-là, je me suis dit : « Waouh ! Tu as fait cette chose-là dans ta vie. » Cela m’a demandé du courage, mais j’ai su que je venais de concrétise­r l’une de mes plus importante­s missions sur terre.

Vous parlez du couple, et notamment du vôtre. Pensez-vous que, pour que l’un des conjoints réussisse, l’autre doive s’oublier ?

Je pense que le couple doit fonctionne­r comme une équipe pour durer. Je vois d’ailleurs de plus en plus d’hommes et de femmes agir ainsi. Mais cela peut vouloir dire privilégie­r la carrière de l’un un temps, puis que l’autre avance à son tour. Quand les enfants ont grandi, quittent la maison, les deux carrières peuvent probableme­nt progresser en même temps. En tout cas, ce sont des décisions qui doivent être prises à deux.

Comment cela s’est-il passé dans votre propre vie ?

Avec Bill, nous avons dû travailler sur ce point tout au long de notre mariage. Il était quand même PDG de Microsoft : autant dire qu’il avait des responsabi­lités… Pendant toute une période, j’ai élevé nos enfants plus que lui ne l’a fait, même s’il s’impliquait aussi. Un mois à peine après la naissance de notre premier enfant, je me souviens qu’il m’a demandé : « Comment vois-tu la suite en accord avec ta vie profession­nelle ? » Il savait que c’était très important pour moi. Il m’a alors vraiment soutenue dans ce questionne­ment. Quand j’ai choisi de reprendre un poste, me voyant jongler entre les trajets à l’école et le reste, un peu à bout de forces, Bill m’a proposé de déposer nos enfants avant d’aller travailler. Quelques semaines plus tard, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup plus d’hommes qui, comme lui, accompagna­ient leurs enfants à l’école. Étonnée, j’ai interrogé les mères de famille. Elles m’ont répondu : « Quand on a vu ton mari, le soir, en rentrant chez nous, on a dit aux nôtres : “Si Bill Gates peut accompagne­r ses enfants, alors toi aussi, tu peux le faire !” »

Diriez-vous que les femmes se demandent trop à elles-mêmes ?

Oui, je pense que nous croyons pouvoir tout faire, mais l’on n’a pas forcément toujours l’énergie pour. Elle fluctue chaque jour. Et quand on a des enfants, leurs besoins peuvent être très intenses un jour, moins le lendemain. Pour moi, les femmes doivent se demander ce dont elles sont capables, ce qu’elles ne peuvent pas éviter et ce dont elles peuvent se passer. Ce n’est que de cette façon-là qu’elles ne se forceront pas à devenir des superwomen.

Qui décide d’une démarche d’empowermen­t ? Invitées à être toujours plus fortes, les femmes ne risquent-elles pas une injonction supplément­aire ?

Cela dépend de qui décide quoi. La société ne peut pas le faire à la place des femmes. C’est à elles de savoir ce que ce terme veut dire. Pour moi, l’empowermen­t, c’est quand une femme peut prendre toutes les décisions qu’elle veut concernant sa maison, son entourage et son travail. C’est une femme qui a pris le pouvoir sur sa vie. Est-ce qu’elle veut travailler ? Est-ce qu’elle veut être une femme au foyer ? Quels sont les besoins de sa famille ? Est-ce qu’elle veut avoir des enfants ? Est-ce qu’elle veut être en couple ou dans une relation ? Est-ce qu’elle veut monter une entreprise ? Est-ce qu’elle veut entrer au gouverneme­nt ? Toutes ces décisions sont acceptable­s du moment que c’est ce qu’une femme veut pour elle-même ! Ça ne peut venir de personne d’autre. Une femme est autonome à partir du moment où elle est dans la situation où elle voulait être. C’est aussi ma définition du féminisme.

La technologi­e aide-t-elle ou constitue-t-elle une barrière supplément­aire ?

La technologi­e joue un rôle immense dans l’émancipati­on des femmes. Au cours de mes voyages, j’ai pu observer que, au Kenya, en Tanzanie ou aux Philippine­s, les femmes qui ont un téléphone (pas un smartphone dernier cri, plutôt un vieux téléphone) ont accès à la monnaie numérique. Elles peuvent ouvrir un compte en banque, mettre de l’argent de côté (même si on parle de quelques dollars), recevoir des allocation­s directemen­t, envoyer de l’argent à leur famille. Or, il s’agissait de femmes pour qui aller dans une banque n’était pas naturel, qui n’avaient pas forcément envie de prendre un bus pour se rendre dans une ville, parfois éloignée. Désormais, elles n’ont besoin de personne. Or, quand les femmes peuvent prendre leurs propres décisions financière­s, le regard de la communauté tout entière change. Dans de nombreux pays, c’est un progrès énorme pour les femmes. Mais il reste encore du chemin à faire

“La technologi­e joue un rôle immense dans l’émancipati­on des femmes”

puisque, dans de nombreux pays d’Afrique et dans certaines régions de l’est de l’Asie, moins de 40 % des femmes ont accès à Internet. Il faut que chaque femme puisse avoir un téléphone portable.

Vous faites le lien entre la santé des femmes et le pouvoir qu’elles peuvent avoir dans la société…

Santé et pouvoir sont intrinsèqu­ement liés, notamment en ce qui concerne la contracept­ion. Dès lors que les femmes peuvent décider du moment où elles veulent avoir des enfants, espacer leurs grossesses, elles sont en meilleure santé et leurs enfants aussi. Elles peuvent mieux les nourrir, les éduquer et décider de travailler si elles le souhaitent. Et, au fil du temps, les études montrent que ces familles-là sont plus aisées que les autres. C’est pour cela que je m’implique tant pour promouvoir la contracept­ion à travers le monde : c’est le meilleur remède antipauvre­té qui existe !

Dans votre livre, un illustre médecin reconnaît que des hommes plus âgés sont souvent félicités pour un travail effectué en réalité par de jeunes femmes. Avez-vous vécu le même genre d’expérience ?

Cela m’est arrivé, au début des activités de la Fondation, de façon un peu différente. Partout dans le monde, quand Bill et moi nous nous rendions à un rendez-vous avec un chef d’État, le plus souvent, celui-ci s’adressait en premier – quand ce n’était pas exclusivem­ent – à Bill. On a dû s’y habituer, mais c’était extrêmemen­t frustrant pour moi. Tous partaient du principe que c’était lui qui gérait la Fondation, ce qui n’était pas du tout le cas ! Nous savions que nous nous donnions autant l’un que l’autre ! Nous avions alors décidé qu’après les deux premières questions posées à Bill, il se tournerait vers moi pour me laisser la parole. Vous auriez dû voir le regard de certains, stupéfaits, se disant : « En fait, elle fait le job. Elle n’est pas simple figurante ! » Si l’on veut que les choses changent, que le monde soit plus juste, il faut que les hommes soient prêts à céder un peu de leur pouvoir, voire à donner la parole aux femmes. Par exemple, dans une interview, il suffit de dire : « Elle en connaît plus que moi sur le sujet. » Sinon – et c’est ainsi que nos sociétés sont faites –, on considère naturellem­ent que l’homme maîtrise davantage le sujet. Ces hommes-là, que je qualifie d’éclairés, doivent aider les femmes en les présentant de la façon suivante : « C’est elle la spécialist­e. Laissons-la parler. »

Au cours des voyages que vous faites pour la Fondation, vous dites avoir été bouleversé­e. Vous sentezvous coupable d’être si privilégié­e ?

Oui, bien sûr. On peut tous se sentir coupables, mais la question est : « Que faisonsnou­s de notre culpabilit­é ? » Parfois, elle nous conduit à l’action. La première fois que Bill et moi sommes allés en Afrique, nous avons vu des gens sans chaussures, d’autres malades se rendant dans des cliniques à pied ou encore des femmes portant un bébé sur le dos et un autre dans leur ventre. C’est ce qui nous a conduits à nous demander ce que nous pouvions faire… Bill a toujours eu envie que nous nous tournions vers la philanthro­pie, mais c’est au cours de ce voyage que nous avons décidé que la plus grande partie des ressources de Microsoft serait redistribu­ée par le biais de la Fondation. La chance que l’on a peut devenir une responsabi­lité.

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