Madame Figaro

Pro bono : pourquoi aider fait du bien

COMMENT DONNER PLUS DE SENS À SA VIE PROFESSION­NELLE ? EN S’ENGAGEANT, SEUL OU AVEC SON ENTREPRISE, ET EN DONNANT DE SON TEMPS ET DE SON EXPERTISE. ENQUÊTE SUR UN INVESTISSE­MENT EN FORTE PROGRESSIO­N.

- PAR LISA VIGNOLI / ILLUSTRATI­ONS ARNAUD TRACOL

C’était il y a un siècle. À la fin des années 1980, la pub imaginait des spots que l’on jugerait bien trop cyniques pour notre époque. Aujourd’hui présidente de l’agence de publicité BBDO Paris, Valérie Accary débutait alors dans ce milieu aussi intéressan­t, cool et sauvage qu’on peut l’imaginer. Elle se souvient de ce publicitai­re qui s’absentait tous les vendredis, sans que l’on sache pourquoi. Presque honteuseme­nt. On chuchotait qu’il consacrait ce jour de la semaine au pro bono, autrement dit qu’il mettait son expertise au service d’une associatio­n, d’une cause, sans être rémunéré. Dans la tête de la jeune diplômée de l’Essec, la formule prenait place. Elle l’explorerai­t plus tard.

« La première fois que j’ai entendu parler de pro bono, explique de son côté le jeune entreprene­ur Florent Malbranche, c’était il y a quelques années, dans des séries américaine­s sur des cabinets d’avocats. Je me demandais de quoi il s’agissait exactement. Aujourd’hui, je ne peux pas concevoir mon activité sans l’y intégrer. » Créateur de Brigad, plateforme numérique mettant en relation des profession­nels de l’hôtellerie et de la restaurati­on et une main-d’oeuvre qualifiée dans ces domaines, le trentenair­e, qui emploie soixante-cinq salariés, s’est lancé dans la formation de jeunes déscolaris­és, littéralem­ent « débauchés dans des cages d’escalier des tours de banlieues parisienne­s. Nous leur offrons une formation intensive de quinze jours entièremen­t prise en charge, explique-t-il, pour qu’ils soient opérationn­els dans une cuisine et sur notre site, au même titre que d’autres profession­nels. » L’opération, d’abord lancée avec huit jeunes, en coopératio­n avec l’associatio­n Gilets bleus, espère en aider soixante par an. « Avec ce type d’action, nous aidons des profils en totale errance à se construire un avenir, tout en restant alignés avec les intérêts de notre plateforme. Toutes les start-up parlent aujourd’hui de leurs “valeurs”, j’ai voulu

montrer qu’elles ne devaient pas rester au stade de la politique interne ni des grandes formules. »

En avril 2018 (1), 30 % des Français déclaraien­t agir pro bono. La formule latine, qui signifie « pour le bien public », diffère du bénévolat en ce qu’elle consiste à donner de son temps dans son domaine d’activité profession­nelle. Cette alternativ­e au don financier séduit de plus en plus. Avec en ligne de fond l’idée sans cesse répétée de « donner du sens » à sa vie profession­nelle. Julia de Funès est philosophe et auteure. Depuis la parution de son livre La Comédie (in)humaine (2) sur le monde de l’entreprise, elle intervient deux fois par jour, cinq jours par semaine dans des groupes aussi divers que la SNCF, Cartier ou encore le Centre hospitalie­r des Quinze-Vingts, à Paris, pour parler du « sens ». « La forte crise du sens, propre à notre société, conduit vers cette tendance à chercher des raisons d’être autre que la raison purement économique et technique, afin de le retrouver », explique-t-elle.

LE SENTIMENT DE SERVIR À QUELQUE CHOSE

Qu’elle soit avocate engagée auprès d’associatio­ns d’aide aux réfugiés, pour leur permettre de mieux défendre leurs droits, pédiatre travaillan­t deux après-midi par mois gratuiteme­nt, ou professeur­e de lettres donnant des cours de français à des adultes illettrés, chez chacune de nos interlocut­rices revient, comme un mouvement de métronome, le sentiment de « servir à quelque chose ». « Même la pub a été contaminée, se réjouit Valérie Accary. Je ressens un vrai mouvement général dans mes équipes. Les jeunes qui entrent sur le marché du travail sont très attachés à cette idée d’engagement et attendent de l’agence qu’elle soit active dans un certain nombre de domaines. » Ainsi, BBDO a imaginé et conçu gracieusem­ent les campagnes publicitai­res de Care France, ONG de solidarité internatio­nale. « Dans ce cadre-là, le temps passé est évidemment exactement le même que pour un client classique », précise-t-elle. Comme pour Mars, Pepsico, Total, Kiabi ou encore Ford , clients habituels de BBDO, l’équipe créative, les chefs de projet, la production se sont mobilisés en faveur de l’empowermen­t des femmes tout autour de la planète – en l’occurrence, autour d’une campagne menée sur les réseaux sociaux et visant à briser le tabou des menstruati­ons dans le monde. L’ONG, très puissante internatio­nalement, mais encore assez méconnue en France, a été « catapultée » grâce à la force de frappe de l’agence publicitai­re et de ses relais.

CLIENTS À PART, MÊME TRAITEMENT

Chez BBDO, l’activité pro bono représente 5 à 10 % du temps de travail des salariés. Au sein d’Image Sept, haut lieu de la communicat­ion stratégiqu­e, il faut insister pour que sa fondatrice, Anne Méaux, évoque les (nombreuses) actions de ce type menées par son équipe. « Je connais trop les codes de la com’ pour savoir ce qu’il faut faire pour passer pour une bonne âme, dit-elle dans un demi-sourire. Ce que nous faisons n’est pas héroïque. J’ai ici une équipe de soixante-dix personnes, alors quand on rencontre des gens dans l’embarras, ça me semble normal de les aider. » À la réunion du lundi, il n’est pas rare qu’elle glisse un autre dossier : « Qui est-ce que ça amuse ? C’est pro bono, on y va ! » Si ce sont souvent les mêmes qui lèvent la main, la boîte de com’ du Cac 40 aide depuis plusieurs années – sans facturer ses services – une applicatio­n destinée aux sourds et malentenda­nts, Ava. Ou encore La Maison de l’artemisia, du nom de la plante qui permet de sauver des milliers de vies menacées par le paludisme. Media training, plan presse et autres stratégies de communicat­ion sont mis en place pour ces clients à part, traités comme les autres. « Si les sujets nous parlent, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait, poursuit Anne Méaux. Et je crois bêtement que, quand on est utile, on est plus heureux.»

LE TEMPS,VALEUR UNIVERSELL­E

Ce plaisir, que procure le don de son temps pour les autres, a franchi le seuil de la finance. Isabelle Amiel Azoulai a passé près de quinze ans au Crédit Suisse, au service des Ultra-High

Net-Worth Individual­s – des clients à la tête de fortunes de 30 millions de dollars et plus. Aujourd’hui associée de La Maison, club fondé par Michel Cicurel et réunissant des investisse­urs millionnai­res – parmi lesquels les

familles Dassault (actionnair­e du Figaro, NDLR), Bouygues ou encore Henri Seydoux –, elle a, dès sa création, participé au comité de soutien de l’institut Imagine, pour guérir les maladies génétiques. Plusieurs fois par an, ce comité se réunit pour préparer l’un des événements de l’année : la vente aux enchères au sein de l’hôpital Necker, à Paris – à l’initiative du galeriste Kamel Mennour –, dont les bénéfices sont reversés à l’institut. « Mon métier a toujours été de trouver des clients très aisés, précise-t-elle. C’est ce que je fais là, dans un cadre différent. »

Les dernières éditions ont permis de lever jusqu’à 6 millions d’euros en une soirée. « Notre vigilance à tous sert à faire venir des gens qui vont acheter. Dans les milieux financiers, l’argent devient immatériel. Là, je sais combien de vies vont être sauvées, combien il y aura de diagnostic­s supplément­aires pour des familles qui espèrent parfois un rendezvous depuis deux ans. » Alors ce jour où un chercheur lui a demandé « 6 millions, ce n’est pas trop, Isabelle ? », le temps passé a repris toute sa valeur. « Or, qu’y a-t-il de plus égalitaire que le temps ?, interroge Julia de Funès. On voit bien que tout le monde n’a pas les mêmes moyens, pas la même santé… Le temps est la seule chose commune à tous les individus. Pour moi, tout ce qui va dans le sens de cette égalitaris­ation va dans le bon sens. »

(1) Selon une étude du Pro Bono Lab, avril 2018.

(2) Coécrit avec Nicolas Bouzou, Éditions de l’Observatoi­re.

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