Madame Figaro

Le philosophe Fabrice Midal

LE PHILOSOPHE S’INTERROGE SUR NOTRE ENVIE DE “BIEN FAIRE” À TOUT PRIX. ET NOUS ENCOURAGE PLUTÔT À NOUS CONFRONTER AU RÉEL ET À SES OBSTACLES.

- PAR VIVIANE CHOCAS / ILLUSTRATI­ON MARC-ANTOINE COULON

Qu’est-ce qui vous a poussé à bousculer cette obsession générale du « bien faire » ?

FABRICE MIDAL *. – À la question du bien, chacun de nous propose une réponse. On a tous envie que ce que l’on fait soit bien – au travail, avec nos compagnes et compagnons de vie, pour nos enfants, nos amis... Essayer de bien faire et de rendre les choses bénéfiques autour de soi, c’est quelque chose de plus fréquent et naturel qu’on ne le dit. Ça ne relève pas du grandiose. J’ai voulu réfléchir à cette question à partir de la pensée d’Aristote, libératric­e selon moi, qui dit qu’essayer de bien faire, c’est essayer d’accomplir pleinement ce que je fais. Or, dans le même temps, ce qu’on entend souvent dans l’expérience commune, c’est aussi : « Je ne vais pas y arriver. » Cela ronge les gens. Ce que je propose avec mon « traité de morale » ** face à ce que je nomme « les emmerdes », c’est d’entrer en plein dedans – littéralem­ent, de les traverser. C’est ça, triompher des emmerdes : c’est remettre de la force dans nos vies. Parler de triomphe, c’est un registre un peu raide, qui nous surprend chez vous !

Non, je ne crois pas. Je veux réhabilite­r la possibilit­é qu’on a tous de redevenir le maître du jeu, de reprendre en main nos existences avec les emmerdes qui en font partie et qui sont autant de clés offertes à notre sagacité. Mon propos n’est pas l’apaisement, il est l’allant. « Triompher des emmerdes », ça commence, pour vous comme pour le philosophe François Roustang, que vous citez, par refuser la plainte. En finir avec elle. Comment ?

Prenons cette image : je me cogne contre un meuble et je peste. C’est la faute du meuble, ou bien c’est ma très grande faute, parce que je suis maladroit depuis l’enfance,et je n’y peux rien...

Roustang dit que la plainte surgit quand « un événement qui est venu rompre le cours de mon existence exigerait tant de modificati­ons et de fatigue que je ne peux m’y résoudre : je préfère nier que quelque chose ait eu lieu »...

Alors que la solution, c’est de déplacer le meuble ou de trouver une autre manière d’avancer ! Se plaindre, il faut comprendre que c’est rester dans le confort – et dans l’enfance. Refuser de se colleter avec le réel, qui nous demande des solutions que l’on ne connaît pas encore. Or, en définitive, qu’est-ce que les emmerdes ? Des questions qui nous sont adressées. Vous répétez que l’on ne doit plus accepter de « se faire marcher sur les pieds ». Qu’est-ce que ça signifie ? Les enfants font cela : poser leurs pieds sur ceux, plus grands, des adultes ; marcher sur les pieds de leurs parents pour grandir...

Oui, mais dans ce cas, les petits marchent avec les grands ! On avance ensemble, et l’expérience est amusante, car, sur les pieds de l’autre, l’enfant bouge sans bouger. Et il fait l’expérience de la confiance. Quand je parle, moi, de se faire marcher sur les pieds, il s’agit de croiser quelqu’un qui empiète sur ce que l’on est – et qui vous empêche d’avancer. Qui vous prive d’une dignité placée au coeur de la Déclaratio­n des droits de l’homme, et qui n’a rien d’abstrait, qui concerne le corps. Pourtant, la morale, assurez-vous, est du côté du désaccord...

Les conflits, ça existe. Vouloir le nier débouche sur la barbarie, pas sur la paix. Comment éviter le déchaîneme­nt de violence ? Voilà ma question. Nous avons peur du désaccord, car nous pensons qu’il nous entraîne vers la rupture. Nous sommes, en Occident, éduqués ainsi : soit je m’écrase, soit j’écrase l’autre ; soit je suis dans l’impuissanc­e et l’abandon, soit dans la surpuissan­ce et la domination. Moi, je ne veux pas vivre avec ce modèle-là. Je n’ai pas envie de détruire les autres – cela me détruirait. Je veux me demander comment sortir des emmerdes sans dévier de la voie éthique de l’engagement, qui est celle qui me grandit. Et comment ?

La première voie morale viable, c’est la confrontat­ion au réel. Séance tenante et de tout son être. Les « gilets jaunes » ont dit au président de la République : « Parleznous avec vos tripes ! » Ce qui revient à dire : « Parleznous pour de bon ! » Le grand reproche, avant celui de la répartitio­n des richesses ou du pouvoir d’achat, a été celui

du mépris. « Cessez de nous parler avec un langage technocrat­ique incompréhe­nsible », ont dit les gens. Parler pour de bon à quelqu’un, c’est une vraie question morale. Qui pose les règles ?

C’est là que c’est intéressan­t ! Car il ne s’agit pas de suivre un ordre moral, une tradition ou des règles prescripti­ves qui existent déjà : ça, j’ai le droit ; ça, je n’ai pas le droit... Pour reprendre la phrase de Pascal, « la morale se moque de la morale ». Ou de ce qui a été figé comme moral. La morale, c’est l’intelligen­ce du réel. C’est se débrouille­r avec lui, l’habiter. Pour Aristote, c’est cette situation qui n’arrivera pas deux fois et qui me demande d’inventer dans le réel. Pas de fuir ni de m’aveugler. Au fond, la morale, ce n’est que cela : ne pas renoncer, ne pas se laisser écraser. La morale est liée à l’expérience humaine.

Ce que Vladimir Jankélévit­ch appelle une « philosophi­e du faire » ?

On peut dire ça, oui, une philosophi­e qui se fait sur un élan face à ce qui ne va pas. La morale émet un NON central. Je ne peux pas accepter ça. Après ce non, je trouve une solution en agissant. Même si j’ai peur ?

C’est un problème que je dois me coltiner ! Entrer en contact avec la peur, cela rejoint la méditation que je pratique. Je médite, sûrement pas pour être calme et serein, mais pour distinguer le réel de mes projection­s et de mes peurs. En ce sens, je médite pour être moral. En écrivant ce livre, j’ai découvert ce qu’est le surf. Il s’agit, sur la planche, de tenir, non pas en contrôlant la vague ou en contrôlant un projet, mais en adoptant l’énergie de la vague. Sur sa planche, l’individu est posé, évidemment pas en mouvement permanent – sinon il tombe –, mais à l’affût. Avec toutes ses antennes déployées. C’est ça, être moral : avoir toutes ses antennes déployées pour regarder mieux. Et prendre le risque d’avancer.

“On entend souvent : je ne vais pas y arriver. Cela ronge les gens”

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