Madame Figaro

Le pouvoir de la gentilless­e

Plus que jamais, l’entreprise est associée à un monde sans pitié, lieu de combat et de compétitio­n permanents. Dans ce contexte, un peu de douceur s’impose. Le regard des philosophe­s Julia de Funès et Emmanuel Jaffelin.

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[ Faire attention à l’autre ]

Un sourire, une attention et même des conseils… Au quotidien, les salariés sont de plus en plus attachés à tous ces petits actes sans attente de retour. « Être “gentil”, c’est rendre service à quelqu’un qui vous le demande, indépendam­ment de ses fonctions ou de son statut, indique Emmanuel Jaffelin *. En entreprise, on préfère encore utiliser le mot de “bienveilla­nt”, qui fait lui aussi référence à une forme de douceur mais qui porte en lui la notion de hiérarchie. Un n+2 doit être attentionn­é envers son équipe – et non l’inverse. La gentilless­e, elle, instaure des rapports horizontau­x. C’est en quelque sorte une caresse mutuelle. » Pour le philosophe, être gentil, c’est aussi montrer de l’empathie, une intelligen­ce émotionnel­le bénéfique pour l’entreprise, et donc pour les résultats. « Une atmosphère agréable crée des conditions propices aux retombées économique­s. Quand le salarié est heureux au travail, cela se ressent en interne et, à plus forte raison, sur le marché. Derrière la théorie, la tendresse est une force, qui s’oppose à la violence. L’agressivit­é n’a rien de bon : non seulement, elle empêche d’anticiper correcteme­nt les choses, mais elle empêche aussi de résoudre correcteme­nt les problèmes, de mener à terme et jusque dans les détails un raisonneme­nt ou une action de groupe, ou encore, d’avoir une vision globale du monde. »

[ Une question de justesse… et de justice ]

Pour autant, c’est un fait : en entreprise, on ne peut pas dire oui à tout. Un dirigeant trop serviable peut y perdre son aura, voire sa crédibilit­é auprès de ses collaborat­eurs. Comment trouver le bon positionne­ment sans se laisser dépasser ? « La gentilless­e, poursuit Emmanuel Jaffelin, n’appartient pas à la morale du devoir mais à celle du pouvoir : je suis dévoué quand je peux et non quand je dois. Être empathique par obligation

entraîne un comporteme­nt mièvre et fragile. Gentil ne veut pas dire gentillet. » En cas d’urgence, un chef peut accepter qu’un salarié parte plus tôt pour aller chercher son enfant à l’école. En revanche, si la situation se reproduit le lendemain, il devra lui demander de poser son après-midi. En définitive, le manager doit juger chaque situation : être à l’écoute de son équipe en sachant faire preuve de souplesse quand l’occasion s’y prête.

[ Insuffler de la confiance ]

Pour la philosophe et écrivaine Julia de Funès **, la gentilless­e est une démarche sincère vers la reconnaiss­ance de l’autre. « Il y a dans la gentilless­e une dimension de considérat­ion pour l’autre en tant que personne. L’idée de respecter l’authentici­té de chacun, hors des moules de langage ou d’attitude. » Le souci d’accorder de l’autonomie à son équipe, d’accroître sa marge de manoeuvre. « Les entreprise­s les plus percutante­s dans le domaine sont celles qui donnent du sens au travail en accordant plus de liberté d’action à leurs salariés », poursuit la philosophe. Somme toute, être emphatique revient à créer une relation de confiance avec ses collaborat­eurs. « Éliminer les process sans fin, encourager le télétravai­l… Ces mesures favorisent l’épanouisse­ment personnel et donc, l’efficacité. »

[ Favoriser le lien et l’échange ]

Les entreprise­s ont compris que plus de douceur était primordial pour créer un environnem­ent positif tout en développan­t la performanc­e. « Cela se traduit par l’embauche massive de chiefs happiness officers (responsabl­es du bonheur), qui veillent au bien-être de tous », analyse Emmanuel Jaffelin. Sur ce point, Julia de Funès reste prudente. « Attention à ne pas tomber dans un “bonheurism­e”, une certaine norme du bonheur. Les gens ne sont pas plus heureux parce qu’on leur met à dispositio­n des smoothies bios et un babyfoot dans leur open space. Certes, il faut blâmer celui qui ne dit pas bonjour, mais il ne faut pas oublier que le bien-être en entreprise garde un intérêt économique. » Le lieu de travail reste un lieu de vie, où les hommes tissent des liens entre eux. Les grands dirigeants auraient donc la mission d’organiser une communauté de citoyens libres et autonomes, au même sens que la politique organise la cité… «Les sociétés doivent prendre conscience qu’elles ont une mission politique, qui est de créer un milieu social plus doux », estime Emmanuel Jaffelin. Si l’entreprise reste un microcosme représenta­tif de la « comédie humaine », la gentilless­e peut être le signe de son évolution. Qu’est-ce que manager, sinon aimer l’échange avec ses collaborat­eurs ? Et inciter un cercle vertueux.

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