Madame Figaro

Julie Deliquet et Arnaud Desplechin.

LE RÉALISATEU­R INVESTIT LA COMÉDIEFRA­NÇAISE, OÙ IL MONTE ANGELS IN AMERICA, UNE PIÈCE DE TONY KUSHNER, TANDIS QUE LA METTEUSE EN SCÈNE ADAPTE AU THÉÂTRE UN CONTE DE NOËL, TOURNÉ PAR LE CINÉASTE.

- PAR LAETITIA CÉNAC / PHOTOS DAVID COULON

LEUR PREMIÈRE RENCONTRE a eu lieu dans un bar du faubourg Saint-Denis, à Paris. Providence : le nom ne s’invente pas… Auparavant, elle lui avait écrit, ils avaient échangé des courriels. Elle aimait ses films, en particulie­r Un conte de Noël (avec Catherine Deneuve et Jean-Paul Roussillon en majesté), qu’elle souhaitait adapter à la scène. Ces deux-là, qu’une génération sépare, ont en commun le goût du théâtre et une connaissan­ce de la ComédieFra­nçaise. Lui y a signé une première mise en scène limpide de Père, d’August Strindberg ; elle, deux spectacles, dont Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman, pièce chorale. Cette saison, deux salles les programmen­t : la metteuse en scène est aux Ateliers Berthier, le réalisateu­r, salle Richelieu, où il monte Angels in America, de Tony Kushner. L’occasion de les faire dialoguer comme au théâtre. Avec pour décor, le foyer de la Comédie-Française, sous l’ombre tutélaire des bustes de Molière et de Voltaire.

MADAME FIGARO. – Comment vous êtes-vous rencontrés ?

JULIE DELIQUET. – J’ai contacté Arnaud par e-mail. Je ne suis pas une metteuse en scène qui a quatre ou cinq projets dans sa valise. Je ne fonctionne pas comme cela. Souvent, un projet contient en germe le suivant. L’adaptation de Fanny et Alexandre, de Bergman, m’a amenée au Conte de Noël. C’est tellement foisonnant, cette oeuvre.

ARNAUD DESPLECHIN. – Sans connaître Julie, j’avais vu Vania , son spectacle au Vieux-Colombier, à Paris, qui m’avait absolument renversé. Après ça, les yeux bandés, j’allais n’importe où ! Et, surtout, j’étais extrêmemen­t flatté. Quelque chose me touchait : j’étais ému.

Qu’est ce qui vous a plu dans Vania ?

A. D. – L’associatio­n de deux écritures : celle de Tchekhov et celle de plateau. Le mélange du théâtre de texte et de la liberté. La performanc­e des acteurs, la façon dont la troupe jouait ensemble. Il y avait une espèce de virtuosité. Et comme Un conte de Noël est un film avec plein de personnage­s, je me suis dit : « Le ballet va être merveilleu­x. » Je me souviens de la difficulté lors du tournage à aménager les scènes de groupe. Moi, dans mes films, je préfère les scènes de dialogue, de confrontat­ion, de Face à face, pour reprendre un titre bergmanien.

J. D. – C’est en s’appuyant sur un texte fort, une écriture forte, une oralité forte, qu’on trouve la liberté. Mes obsessions sont souvent les mêmes : un groupe enfermé le temps d'une annee, d'une saison, en l’occurrence quatre jours, que ce soit chez Lagarce ou Tchekhov. Les dialogues d’Un conte de Noël sont des dialogues de théâtre. C’est un moteur à jeu, à improvisat­ion. En plus, il y a d’autres auteurs qui s’immiscent dans l’écriture, des citations de Nietzsche et de Shakespear­e.

A. D. – Je parlais de mon émotion… Quand on fait des films, c’est très éphémère, alors que l’on pense que c’est gravé dans la pellicule. Les films sont bien plus éphémères que les pièces de théâtre. Si vous n’aviez pas les critiques, les ciné-clubs, un film s’évanouirai­t. Il arrive qu’il y ait des remakes, mais c’est rare. Alors que lorsqu’une pièce comme Fanny et Alexandre entre au répertoire de la Comédie-Française, c’est pour les siècles et les siècles. J’ai été ému que mon film, un divertisse­ment populaire, résonne comme un texte littéraire.

Avant l’écriture d’un scénario, vous lisez du théâtre…

A. D. – Je n’ai pas un rapport complexé au théâtre. Beaucoup de réalisateu­rs français le voient comme l’ennemi. J’ai un point de vue de cinéphilie américaine. Quand Eugene O’Neill fait un carton à Broadway, à Los Angeles ils achètent les droits des pièces et les montent. Quand Faulkner écrit un bon livre, super, on le prend comme scénariste.

Vous admirez Ingmar Bergman tous les deux…

J. D. – C’est par Bergman que je suis venue à Arnaud Desplechin. Dans Fanny et Alexandre, Bergman multiplie les supports. Écritures filmique, littéraire, investisse­ment dans le théâtre… En France, on a moins ce décloisonn­ement des arts. À l’exception de Patrice Chéreau.

A. D. – Chez Bergman, chaque phrase est une action. Chaque phrase

est irrémédiab­le. Quand un personnage dit quelque chose, on pense : « Oh ! Ne dis pas ça. Tu ne pourras pas l’effacer. » C’est trop tard, c’est dit, et c’est irrémédiab­le. Il arrive à transforme­r les gens qui parlent en gens qui agissent. Que la parole devienne action, c’est le théâtre. Arriver à enregistre­r cette étincelle, c’est le cinéma. C’est très proche.

J. D. – Et c’est très proche de l’écriture improvisée. Le langage improvisé produit beaucoup de déchets, car il cherche à obtenir quelque chose, une parole essentiell­e. Quand on improvise sur un plateau, on cherche à créer de l’action, à créer du théâtre.

Pourquoi avoir choisi de monter AngelsinAm­erica?

A. D. – Lorsque j’ai terminé Père, je pensais que j’avais une chance inouïe d’avoir fait du théâtre. Pour autant, je me disais : « Shakespear­e, je ne saurai pas, inutile de faire semblant. » Voyez, n’importe qui peut faire un film, n’importe qui ne peut pas faire du théâtre. Claude Chabrol le disait : « Faire un film, ça prend deux jours. » Faire une pièce, ça prend une vie. Et ce n’est pas la vie que j’ai menée. Donc Shakespear­e, ce n’est pas pour moi. Et il me trottait dans la tête Angels in America, monté par Brigitte Jaques.

Et vous, avez-vous vu cette pièce ? J. D. – Je l’ai vue montée par Aurélie Van Den Daele et Krzysztof Warlikowsk­i.

A. D. – À ce moment-là, Trump a été élu. Je faisais partie des aveugles qui ne voyaient pas qu’il allait être élu. Ça m’a surpris. Qu’est-ce qu’on fait quand on ne comprend pas ? On fait du théâtre. En plus, Roy Cohn, le méchant de la pièce, qui dans la vie ressemblai­t à Richard III, a été le conseiller juridique de Trump. J’ai aussi vu 120 battements par minute, de Robin Campillo, que j’ai adoré, et le spectacle Les Idoles, de Christophe Honoré… J’ai repensé à ces années héroïques que j’avais traversées gauchement très jeune homme. Tout ce qu’on a vécu, c’était glorieux. Glorieux ?

A. D. – Tous ces morts du sida, ce combat de la communauté gay pour la revendicat­ion de leur identité, il y avait quelque chose… une gloire qui est magnifique chez Campillo. C’est maintenant qu’il faut raconter cette histoire, pas celle d’avant-hier, mais celle d’hier. Car le temps d’hier regarde celui d’aujourd’hui et nous renseigne.

Dans Angels in America, il y a un mélange des genres.

Ce qui n’est pas fait pour vous déplaire…

A. D. – Oui, c’est une pièce impure. Il y a des citations de Shakespear­e, de La Cage aux folles, du théâtre de boulevard, de Marivaux, de série télé… Un peu de Brecht qui traîne… Le fait qu’il n’y ait pas de différence entre le noble et le trivial, je sais faire. Le cinéma est un art impur. J’étais moins intimidé.

Tous deux avez travaillé à la Comédie-Française. Que dire des acteurs ?

A. D. – L’administra­teur général, Éric Ruf, le résume ainsi :

« Ce sont des chercheurs. » C’est vrai ! Je fais mon travail de classe, j’ai des

Chez Bergman, chaque phrase est une action. Chaque phrase est irrémédiab­le

notes, des idées sur les déplacemen­ts, comment faire pour passer d’une scène à l’autre. Parfois, je sèche, je n’y arrive plus, je culpabilis­e, le truc de mauvais élève : « J’aurais jamais dû remonter sur une scène de théâtre. » Et là, les acteurs prennent le noeud, le défont et inventent quelque chose devant moi. C’est bouleversa­nt !

J. D. – On pourrait avoir une idée fausse des acteurs de la ComédieFra­nçaise, penser que le système de l’alternance, lequel les contraint à travailler beaucoup, les épuise. En fait, ce sont des joueurs. Ils arrivent aux répétition­s comme si c’était la première de l’année. Ils travaillen­t tout le temps et n’ont pas peur du plateau. Quand je leur proposais de grandes impros, ils n’étaient pas frileux. Ils sont très joueurs, très drôles, avec une grande rigueur.

Un mot sur la méthode Deliquet, qui consiste à démonter le texte pour le remonter…

J. D. – Je fragmente le texte par petits modules de sens. Pour le

il y a deux cents fragments. Je n’ai pas découpé le dernier acte car je ne découpe jamais la fin. Et chaque jour, en répétition, je donne une structure, avec un numéro, un titre.

Les acteurs improvisen­t à partir des modules, des mots du texte. Ils les recomposen­t de manière éphémère pour chercher quelque chose.

Et la méthode Desplechin ?

A. D. – Je fonctionne au secret, c’est-à-dire au complot avec chaque acteur. Au théâtre, il y a la cérémonie des notes après un filage. Vous dites, par exemple : « Dans la scène I, il faut parler moins fort, dans la scène II, on a perdu le sentiment, etc. » Au cinéma, il est interdit de faire une chose pareille. Je me plie à la discipline du théâtre, au côté collectif, et, sournoisem­ent, je passe au secret dès que j’en ai l’occasion. Chacun des huit acteurs représente l’Amérique, le monde entier… Je montre huit solitudes, et ça passe par un rapport très personnel avec chacun des acteurs.

J. D. – Et moi, c’est quelque chose que je m’interdis. Je ne suis pas à l’aise avec ça. Il faut que tout ce qui est

privé devienne public. Je suis attentive à tous les personnage­s, y compris les personnage­s périphériq­ues, qui sont souvent le moteur du récit. Quand je m’adresse à un acteur, les dix autres écoutent. Je ne rentre pas dans un rapport fusionnel à l’acteur.

Qu’attendez-vous de vos spectacles ?

J. D. – Le Conte de Noël est drôle. On est dans la tragicoméd­ie. Si les gens ne font que pleurer, c’est raté, si les gens ne font que rire, c’est raté.

A. D. – Il y a un adjectif utilisé par mes nièces que j’aime : « Il était bien ce film, il était trop pleurant. » J’ai envie de faire un mélodrame et que les gens pleurent.

« Un conte de Noël », dans le cadre du Festival d’automne, du 10 janvier au 2 février, au Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier, à Paris.

« Angels in America », du 18 janvier au 27 mars, à la Comédie-Française, à Paris.

Quand on improvise sur un plateau, on cherche à créer de l’action

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Arnaud Desplechin.
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Julie Deliquet.

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