Madame Figaro

Rencontre : avec Anne Berest.

LA ROMANCIÈRE ET SCÉNARISTE EST LA GRANDE AMIE DE CAROLINE. ENSEMBLE, ELLES ONT EU UN SUCCÈS FOU AVEC UN GUIDE IMPERTINEN­T SUR LA PARISIENNE. ELLES S’INTERROGEN­T SUR LA FÉMINITÉ, LA TRANSMISSI­ON, LA LITTÉRATUR­E… COMPLICITÉ­S.

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ELLES ONT UNE CLASSE FOLLE. Longs cheveux savamment emmêlés sur un nez aquilin de Sioux pour Caroline. Catogan plus sage dégageant deux grands yeux au regard électrique pour Anne. Caroline est une grande tige rock. Anne a l’apparente sagesse d’une ancienne khâgneuse. L’une a produit de la musique et publié deux ouvrages, l’autre écrit des livres, des scénarios ou des pièces de théâtre. Enfin, l’une comme l’autre ne sont pas nées de la dernière pluie. Dans l’arbre généalogiq­ue de Caroline de Maigret, on peut noter la présence d’un illustre aïeul maternel, le prince Poniatowsk­i, que l’on croise chez Tolstoï dans Guerre

et Paix. Dans celui d’Anne Berest, celle du peintre dadaïste Francis Picabia, dont elle est l’arrière-petite-fille. Elle a d’ailleurs consacré, avec sa soeur Claire, une biographie à leur arrièregra­nd-mère, Gabriële, une femme indépendan­te, musicienne, féministe, qui ne respectait aucun des codes de son époque et de son milieu. Les deux amies, liées depuis près de dix ans, deux quadras, mères de famille, se racontent, évoquent leur jeunesse et se demandent ce que signifie l’acte de transmettr­e.

MADAME FIGARO. – Vous avez toutes les deux des mères qui sont des figures marquantes.

Que vous ont-elles transmis ?

CAROLINE DE MAIGRET. – Ma mère était une grande sportive. Elle avait été championne de France de natation. C’est elle qui m’a transmis cette idée que l’on peut arriver à tout en travaillan­t.

ANNE BEREST. – La mienne était chercheuse à l’Université, une linguiste, une intellectu­elle qui vivait dans ses ouvrages. Comme Caroline, ma mère m’a transmis l’idée qu’il fallait beaucoup travailler… et elle ajoutait : « Plus que les hommes », pour y arriver.

Si vous ne gardiez qu’une seule phrase de vos mères ?

C. de M. – Je dirais : « Il ne faut pas avoir peur ! » Oui, ma mère m’a fondamenta­lement appris à ne pas avoir peur. C’est une chose très importante. Grâce à cela, je n’ai pas eu peur de l’échec dans la vie. J’ai un caractère de fonceuse. Lorsque je me plante, je me dis : « Ce n’est pas grave », et je passe au truc suivant.

A. B. – C’est intéressan­t... Lorsque j’ai rencontré le fils de Françoise Sagan et que je lui ai demandé : « Quelle est la chose la plus importante que votre mère vous ait transmise ? », il m’a répondu exactement la même chose : « Il ne faut pas avoir peur. » Bon, je vais en parler dès ce soir à mes enfants ! « Les filles, maman a une chose importante à vous dire ! » (Rires.)

C. de M. – Oui, c’est une grande force que l’on peut leur transmettr­e, leur dire qu’il ne faut surtout pas avoir peur d’échouer.

A. B. – Je suis si d’accord, avec toi, Caroline ! Les échecs sont fondateurs. Toute la littératur­e américaine se construit autour du fameux « loser magnifique », ce type de personnage qui a touché le fond, qui a tout raté pour pouvoir rebondir. En Europe, on a longtemps préféré les héros immaculés, invincible­s, ceux qui naissent avec le génie en eux.

C. de M. – D’ailleurs, dans La Visite (1), la pièce de théâtre que tu as écrite, c’est justement une mère qui parle à sa fille…

A. B. – Oui, elle lui dit :

« Je t’ai faite fille et tu m’as faite mère. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait de ce drôle de cadeau ? »

Que considérez-vous comme un « échec fondateur » ?

A. B. – Pour moi, le premier échec fondateur, ce fut lorsque j’ai échoué deux fois aux concours de l’École normale supérieure, alors que j’étais « programmée » pour réussir. Grâce à ces échecs, je me suis inventée autrement, j’ai commencé tout de suite à travailler pour gagner ma vie. J’étais salariée à 21 ans. Les échecs apprennent plus vite l’humilité aussi. L’idée que tout n’est pas forcément une réussite. C’est important.

C. de M. – D’ailleurs, lorsque j’ai débuté ma carrière, par exemple, je n’ai pas été ce qu’on pourrait appeler une « grande mannequin », c’est-à-dire que je n’ai jamais fait la une des magazines… Attention, j’avais une activité qui me faisait très bien vivre, mais on ne connaissai­t pas mon nom, je n’étais pas « celle » dont on parlait. Le monde de la mode fait travailler des gens qui ne sont pas forcément tous dans la lumière, ce qui était mon cas. Et je vois, avec le recul, que cela m’a construite en profondeur. Je pense que c’est important de montrer aux jeunes gens qu’une carrière est longue à construire, à inventer.

En dehors de vos mères, est-ce qu’il y a d’autres femmes qui sont importante­s pour vous ?

C. de M. – Agnès Varda a été très importante dans ma vie, je l’ai connue intimement par le biais de Yarol Poupaud, mon compagnon. C’était presque « la famille », comme on dit. On s’écrivait parfois. Elle était si curieuse des gens, elle posait des questions sur tout, sur le monde... Pour moi qui me sentais parfois complexée dans mon métier de mannequin, comparée à elle qui était une artiste, Agnès avait cette grâce de me donner l’impression que j’étais vraiment quelqu’un d’intéressan­t, et cela me faisait du bien.

A. B. – J’ai eu l’occasion de partager des moments avec elle. Son fils, Mathieu Demy, a joué dans la série que j’ai écrite, Les rares instants que j’ai eus avec elle m’ont impression­née. Elle était en effet si curieuse, si pétillante. Tout l’amusait, tout l’intéressai­t.

C. de M. – J’ai aimé la voir vieillir, parce que c’était un modèle en son genre. Dès que je l’aidais à faire quelque chose, par exemple lui donner un verre d’eau, elle me grondait : « Si tu te lèves et que tu fais tout pour moi, qu’est-ce qui me reste à faire ? Tu vas me laisser pourrir ! »

A. B. – Cela me fait penser à une phrase que tu cites souvent et que je trouve très intéressan­te. Tu dis – et, au fond, c’est valable pour tout le monde : « L’âge ne peut pas être une excuse. »

C. de M. – Oui, cette phrase, en effet, me porte souvent. Avec Agnès, il fallait toujours avancer, c’était une force de la nature. Elle ne vous laissait jamais tranquille. C’était une source d’inspiratio­n formidable.

Vos mères étaient-elles des modèles féministes ?

C. de M. – Je ne dirais pas que ma mère était féministe. Certes, elle prenait sa vie en main, mais elle vivait dans un monde assez traditionn­el…

A. B. – En ce qui me concerne, absolument. Ma mère a activement milité au MLF. Elle nous a élevées, mes soeurs et moi, dans des valeurs féministes, parfois excessives même ! Je me souviens que ma grande soeur n’avait pas le droit de jouer à la poupée Barbie à cause de l’image de la femme que cela véhiculait. C’était les années 1970… Je vis dans la continuité de son éducation.

C. de M. – Moi, je me suis construite plutôt contre un modèle qu’on m’imposait. Attention, j’ai reçu

C’est vrai que j’aime me nourrir dans les livres

des valeurs magnifique­s, mais j’ai assez vite compris que j’avais besoin d’indépendan­ce et de liberté. Je suis partie de chez moi très jeune, j’avais envie de faire des études d’art, mais on m’a plutôt encouragée à aller à la Sorbonne faire des études de lettres. Je me suis dit : « Bon, au moins, cela va me permettre de bouquiner ! » À la même période, quand je marchais dans la rue, on m’arrêtait et on me demandait si je voulais être mannequin. J’ai accepté quelques contrats. Très vite, j’ai pu être financière­ment indépendan­te, condition essentiell­e pour pouvoir quitter la maison. À 19 ans, je m’installais à New York ! Je me suis reconstrui­te là-bas.

A. B. – Je suis partie de chez moi jeune aussi. À 19 ans, j’ai débarqué de ma banlieue pour habiter dans une chambre de bonne à Paris, je suis entrée en khâgne au lycée Fénelon. Mes parents rêvaient que je devienne normalienn­e, mais j’ai échoué, alors je me suis tout de suite mise à travailler. Comme toi, Caroline, j’ai été indépendan­te financière­ment vraiment très tôt. C’est bien aussi de commencer à travailler vite, on apprend plein de choses comme ça…

Après le succès de How to Be Parisian Wherever You Are (2), avec Anne, vous publiez Older, But Better, But Older – The Art of Growing Up (3), qui aborde avec humour le fait, pour une femme, de prendre de l’âge.

A. B. – Pour une femme ou pour un homme d’ailleurs ! Nous sommes tous soumis aux mêmes lois de la gravitatio­n terrestre, tout le monde s’affaisse.

C’était important d’aborder ce sujet avec humour, non ?

C. de M. – Il y a deux ans, quand une fille de 30 ans est venue me dire : « J’aimerais être comme vous quand je serai plus vieille », je me suis dit : là, on tient un vrai sujet !

A. B. – Oui, c’est de la tragi-comédie. Moi qui te connais bien, je peux attester du fait que tu es une femme très drôle dans la vie. Tu cherches toujours quel est l’angle comique d’une situation, surtout quand c’est à toi que les choses arrivent. Tu as une véritable autodérisi­on.

C. de M. – Dans la mode, c’est bien d’avoir de l’humour ! Toutes les filles sont belles, alors il faut bien se démarquer ? (Rires.)

A. B. – La mode est un univers surprenant et romanesque. Je l’ai découvert très tardivemen­t. C’est ma rencontre avec Karl Lagerfeld qui m’a ouvert cette porte, et je suis marquée par le fait que c’est un monde qui est très attaché à la littératur­e. Avec Karl, nous parlions de Stefan Zweig, de la princesse Palatine… Toi aussi, Caroline, tu es une littéraire.

C. de M. – (Rires.) Littéraire, c’est un bien grand mot !

A. B. – Si, si, tu me parles toujours du dernier livre que tu es en train de lire, de tel auteur que tu as remarqué… ou qui t’a marquée.

C. de M. – C’est vrai que j’aime me nourrir dans les livres, il faut faire des rencontres pour créer ainsi son univers. La musique, les livres, le théâtre…, il faut aller puiser partout pour se construire.

(1) « La Visite », d’Anne Berest, avec Lolita Chammah, à partir du 25 février, au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

(2) De Caroline de Maigret, Anne Berest, Sophie Mas et Audrey Diwan, Éditions Ebury Press.

(3) De Caroline de Maigret et Sophie Mas, Éditions Ebury Press.

Nous sommes tous soumis aux mêmes lois de la gravitatio­n t errestre

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