Reportage : Marseille, l’art de vibrer.
LA FÊTE CONTINUE DANS L’EX-CAPITALE EUROPÉENNE DE LA CULTURE, QUI ACCUEILLE CETTE ANNÉE, LA BIENNALE MANIFESTA. UNE JEUNE SCÈNE ENGAGÉE ET LIBRE, DES GALERIES ALTERNATIVES, DES MUSÉES RÉNOVÉS… LUMIÈRE SUR LA VILLE-MONDE, VÉRITABLE ELDORADO DE LA PLANÈTE A
C ’EST UN DESSIN DE BEN, CROISÉ SUR INSTAGRAM. Dans les années 1990, l’artiste connu pour ses lettres en noir et blanc représentait un homme disant : « À Marseille, c’est pas Tapie, c’est pas Vigouroux (le maire d’alors, NDLR), c’est pas l’OM qui décide de ce qui est beau ou laid, c’est Pailhas. » Une référence à Roger Pailhas, galeriste marseillais disparu en 2005, qui a longtemps été LA figure de l’art dans la ville. Difficile de ne pas y penser en arpentant les allées d’Art-O-Rama, Foire d’art contemporain qui a lieu depuis 2006. Sept ans après Marseille capitale européenne de la culture, six mois avant la biennale d’art contemporain Manifesta 13 (1), Marseille est devenue ce dont Pailhas avait toujours rêvé : une ville artistique visitée chaque année par six millions de touristes. « La culture a changé le visage de Marseille, estime Anne-Marie d’Estienne d’Orves, adjointe au maire chargée de ce domaine. On n’a jamais baissé la garde. »
Depuis 2013, Marseille a transformé l’essai. En 2015, le New York Times la classait dans le top des villes mondiales. Figure de proue et emblème de la transformation de la ville, le MuCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) s’élève à l’entrée du Vieux-Port. Conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, il est aujourd’hui l’un des plus impressionnants musées français, avec son maillage de béton et sa vue à couper le souffle. Marseille a également oeuvré pour rendre ses richesses visibles. Le Musée d’histoire a ainsi été doublé, le Musée Cantini (bijou d’hôtel particulier en centre-ville, avec une collection d’art moderne réputée) et le Musée des beaux-arts, au sein du palais Longchamp, ont été rénovés. « Ma volonté a été de faire résonner entre eux les musées », explique leur directeur, Xavier Rey (lire l’encadré p. 76). Au coeur du parc Borély, le château a entamé une seconde vie : la bastide néoclassique, cantonnée jusqu’ici à la faïence, accueille également désormais les arts décoratifs et
la mode ainsi que l’exposition Man Ray et la mode (en deux volets, à voir aussi au Musée Cantini), jusqu’au 8 mars, avant qu’elle ne vienne à Paris (2).
L’ÉTÉ PROCHAIN, la réouverture du Musée d’art contemporain (MAC) marquera alors la fin du « grand chantier » de la culture à Marseille, avec la mise en place d’un parcours entre les institutions. Aujourd’hui, les expositions sont pensées globalement : Sophie Calle a ainsi été montrée dans cinq espaces de la ville quand l’Autrichien Erwin Wurm surfait sur trois lieux, exposant sa
Narrow House au centre de la Vieille Charité, sa Fat Mini au Musée Cantini et les One Minute Sculptures – qui l’ont rendu célèbre dans les années 1990 – au Musée des beaux-arts. Idem pour les grandes expositions thématiques, comme Par hasard, réunissant jusqu’au 23 février des artistes qui traversent presque deux siècles, de Pollock à Degas, à la Vieille Charité et à la Friche la Belle de Mai.
L’ART CIRCULE et, pour la première fois depuis 2013, la fréquentation des musées a retrouvé en 2019 le niveau de cette année faste. « Marseille connaît son moment, selon Cédric Aurelle, commissaire d’exposition récemment installé. Son histoire, sa population, sa sociologie… permettent d’y interroger de vastes enjeux. » Sa place stratégique de grande ville sur la Méditerranée l’a conduite à être choisie par la fondatrice de Manifesta, Hedwig Fijen, pour la prochaine édition : « Nous cherchons des villes représentatives de l’Europe actuelle. La discussion en Europe n’est plus Nord/Sud mais Sud/Sud et Marseille y est au coeur. »
SANS COMPTER que de Montpellier à Monaco, en matière d’art, le Sud n’a jamais été aussi actif. En témoignent les Fondations Luma à Arles et Carmignac à Porquerolles, le MO.CO de Montpellier ou Le Réservoir à Sète. Marseille, autrefois évitée par les estivants de la région, est devenue, par cette dynamique, une destination culturelle. « Dans cet écosystème, la ville séduit naturellement beaucoup d’artistes, ajoute Marie de Gaulejac, responsable des résidences d’artistes dans la cité phocéenne. Au sein de la Friche la Belle de Mai, les 750 mètres carrés d’ateliers accueillent des Français et des étrangers en résidence. Depuis deux ans, c’est nouveau, ils restent ici », constate-t-elle.
QU’ILS SOIENT NATIFS de cet endroit qui n’avait pas grand-chose à leur offrir dans les années 1990 – comme la curatrice Emmanuelle Luciani, revenue y exercer– ou originaires d’ailleurs – comme les artistes Basile Ghosn et Adrien Vescovi (lire l’encadré p. 76), qui y ont trouvé une plus grande visibilité et des ateliers plus vastes et abordables qu’à Paris –, toute une génération s’investit et redonne du souffle à Marseille. L’arrivée de jeunes talents, comme Xavier Rey (37 ans) à la tête des musées de Marseille ou Stanislas Colodiet (30 ans) à la direction du Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva), illustre aussi ce renouveau. Il y a trois ans, quand Nicolas VeidigFavarel ouvre Double V, sa galerie prospective et émergente, dans sa ville natale, il avait déjà le « pressentiment d’une forme d’éveil ». Un défi courageux, presque amoureux, car s’il existe ici une poignée de collectionneurs importants et impliqués à l’origine de fondations, comme La Fabrique de Josée et Marc Gensollen (3), ou de lieux d’exposition, comme le Box des Féraud, (lire ci-dessous), certains ne jurent encore que
par Paris. « En étant ici, explique Nicolas VeidigFavarel, on se doit d’être le plus visible possible », poursuit ce Marseillais de 29 ans, croisé sur son stand du Salon Galeristes, foire off de la Fiac parisienne. Il préférerait sans doute passer son temps à dénicher des artistes comme Gethan & Myles – elle Irlandaise, lui Anglais —, installés à Marseille depuis 2008. Fin août dernier, lors de la deuxième édition du Salon de photo Polyptyque, le duo exposait une oeuvre faite de bijoux vendus au Mont-de-Piété, dont ils avaient retrouvé les propriétaires et recueilli les histoires. Les récits d’Italie, de Corse, du quartier du Panier et un cyanotype du bijou (procédé photographique par lequel on obtient un tirage bleu) formaient l’oeuvre sensible. « Leur travail m’a électrocuté, j’ai tout de suite voulu, sans les connaître, les exposer chez moi. » Roger Pailhas aurait fait pareil.
(1) Du 7 juin au 1er novembre. manifesta13.org (2) Du 9 avril au 26 juillet, au Musée du Luxembourg, à Paris. (3) 13, rue du Commandant-Rolland, 13008 Marseille.