Madame Figaro

Enquête : quartier libre pour les talents.

- PAR MAILYS KHIDER / PHOTOS LÉA CRESPI

COMMENT CULTIVER L’AUDACE DANS LES BANLIEUES OÙ LE TAUX DE CHÔMAGE DES JEUNES EST AU PLUS HAUT ? DE PLUS EN PLUS D’ENTREPRENE­URES S’IMPLANTENT AU COEUR DE CES ZONES PRIORITAIR­ES ET FONT ÉCLORE LES VOCATIONS LÀ OÙ LES MODÈLES TRADITIONN­ELS ÉCHOUENT.

DANS LEUR ATELIER, Chloé, Léonie, Ivan, Yussouf, Alexia et leurs camarades chahutent allègremen­t. Les élèves de l’école de mode Casa 93 sont portés par l’excitation de leur devoir du jour : créer un moodboard, une planche d’inspiratio­n pour leurs futures collection­s. Sur un panneau blanc, ils juxtaposen­t des tissus de toutes les couleurs, des photos de bijoux et d’étoffes… Dans la grande salle, des mannequins aux styles éclectique­s enfilent robes noires, longs colliers de perles, chapeaux jaunes et rubans roses. Partout, on prend des mesures, on se sert dans les placards estampillé­s « maille », « couture », « ciseaux » ou « upcycling ».

CIBLER DES PROFILS ATYPIQUES

Cette école pas comme les autres, récemment déplacée de Saint-Ouen à la Porte de Clignancou­rt, en face du périphériq­ue parisien, a ouvert ses portes en 2017 grâce à Nadine Gonzalez et Caroline Tissier, toutes deux issues du secteur de la mode et anciennes camarades à l’Institut supérieur européen de la mode (Isem). La première avait déjà ouvert une structure équivalent­e dans les favelas de Rio de Janeiro – fermée par les trafiquant­s. La seconde, elle, exerçait ses talents depuis quinze ans dans le marketing produit et la gestion industriel­le de grandes maisons comme Sonia Rykiel, Yves Saint Laurent ou Louis Vuitton. Quand Nadine rentre définitive­ment du Brésil, les deux femmes se retrouvent… et décident d’ouvrir Casa 93. « Dans le secteur du luxe, je voyais sans cesse les mêmes profils : les gens avaient fait les mêmes études, venaient des mêmes endroits, raconte Caroline Tissier. Je me suis dit : il faut que cela change. » D’où l’idée d’une école fondée sur la transmissi­on de leur savoir, et entièremen­t gratuite. Les jeunes femmes mobilisent leur carnet d’adresses pour financer le projet : partenaire­s et mécènes rejoignent l’aventure. Avec un même objectif : lutter contre les difficulté­s d’accès à l’enseigneme­nt et au travail. « L’idée est d’aller chercher des talents atypiques, des personnes qui ont peu de moyens, pas de diplômes, poursuit Caroline. Beaucoup de nos élèves viennent de Seine-Saint-Denis, quartier le plus jeune de France, mais qui dispose du plus faible taux d’enfants scolarisés. Nous donnons la priorité à des jeunes en difficulté­s financière et scolaire, qui ne peuvent pas se payer d’études. »

Manon, 22 ans, originaire de Sevran (93), est entrée ici après un parcours qu’elle dépeint comme chaotique. « Je n’ai pas eu mon bac et je ne me reconnais pas dans les établissem­ents privés, chers, qui apprennent à leurs élèves à ne pas dormir. » Une amie lui parle de Casa 93, nouvelle école ouverte à tous sans condition de diplôme, de compétence­s ou de notes. « Cet endroit m’a permis de mener une réflexion sereine, sans pression, sur l’atelier artistique que je souhaite ouvrir, en sortant des circuits commerciau­x traditionn­els. » Après un entretien de motivation, et durant leurs neuf mois de formation, les vingt élèves de la troisième promotion de Casa 93 apprennent à produire, vendre et mettre en valeur leurs créations, du choix des matériaux au marketing, en passant par la photograph­ie. Si ce type d’initiative­s fleurit, c’est que l’accès à la formation et à l’emploi est loin d’être égalitaire. L’Observatoi­re national de la politique de la ville (ONPV) l’établissai­t en 2016 : le taux de chômage des diplômés de quartiers populaires, ayant un bac+2 et plus, est pratiqueme­nt trois fois supérieur à la moyenne nationale. « Un diplômé bac+5 de plus de 30 ans a 22 % de chances de moins d’occuper un emploi de cadre quand il est issu des quartiers prioritair­es », souligne le rapport, pointant un « effet quartier ». Autre statistiqu­e alarmante : en 2016 toujours, 19,9 % des jeunes des quartiers prioritair­es d’un niveau d’études supérieur à bac+2 sont « NEET », c’est-à-dire ni étudiants, ni employés, ni stagiaires, et le taux de chômage des jeunes dépasse les 40 % dans certaines villes (Sarcelles, Grigny, etc.).

UN DISPOSITIF PÉDAGOGIQU­E

De cette fracture sociale naît un manque de compétence­s, de connaissan­ces, de réseau et, bien sûr, d’exemples chez ceux qui ne sont pas nés dans un milieu propice à entreprend­re. Un constat qu’a dressé Moussa Camara, 33 ans, originaire de Cergy-Pontoise (95) et entreprene­ur dans le conseil en télécommun­ications. Pour aider les futurs entreprene­urs disposant de peu de ressources, il a fondé en 2015 Les Déterminés, associatio­n qui pousse des jeunes à mener à bien leur création d’entreprise. « Mon objectif est de répondre à l’inégalité des chances. Je sais combien l’accès au financemen­t est difficile : je suis moi-même parti de rien. Sans carnet d’adresses, entreprend­re devient un parcours du combattant. » Cette année, sur 250 candidatur­es, 38 dossiers ont été retenus par la structure. Formation au pitch, à l’élaboratio­n d’un business plan, rencontre avec des entreprene­urs, visite d’entreprise­s,

développem­ent de la créativité… « À la fin du programme, les gens sont très au clair avec ce qu’ils souhaitent faire, estime Fatima Debbah, bénévole responsabl­e de la formation et de l’accompagne­ment pédagogiqu­e de l’associatio­n, et véritable chef d’orchestre de la journée. Après tout, la meilleure façon d’accompagne­r quelqu’un est de l’aider à trouver un emploi. » Rassemblés pour leur troisième jour de formation, les vingt chefs d’entreprise en herbe sont réunis dans le IXe arrondisse­ment de Paris, ce matin de janvier. Divisés en groupes de travail, ils disposent des dizaines de papiers sur leur table, où ils notent leurs qualités d’entreprene­ur. Puis les partagent, afin de nourrir le pitch de leur projet. Achemineme­nt de produits médicaux par aéronef en zones enclavées, plateforme de mise en relation de pâtissiers avec des clients, espaces sportifs mobiles pour les mères qui placent leurs enfants à la crèche : chacun défend son concept. Dounia, jeune trentenair­e originaire de Chelles (77), a créé Abajad, un centre de formation destiné à accélérer l’employabil­ité des personnes ne parlant pas le français. Jusqu’à l’âge de 6 ans, elle ne le maniait pas non plus. « Un jour, je suis allée dans un centre social. Une femme écrivait des chiffres sur un papier. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait et elle m’a répondu que son rêve était de pouvoir remplir un chèque toute seule. J’ai compris ce que je voulais faire dans la vie : rendre les autres autonomes. Je propose des formations par domaine d’activité : bâtiment, restaurati­on, services à la personne et entretien des espaces verts. Ici, les encadrants nous font travailler sur le “psychologi­que”, la confiance en soi, dont on manque parfois. J’ai suivi d’autres programmes, mais Les Déterminés sont plus ancrés dans le terrain. Ils prennent en compte la réalité, c’est-à-dire que nous avons zéro euro et zéro réseau. »

DES PROGRAMMES D’AIDE

Malgré ces barrières, et pour que les personnes issues de quartiers populaires puissent envisager l’entreprene­uriat comme perspectiv­e d’avenir, des professeur­s se sont réunis autour du programme des « Cordées de la réussite », en partenaria­t avec l’État. Ils se sont portés volontaire­s, par région, pour donner des cours d’économie, de management, de gestion, de comptabili­té, etc. à des collégiens et lycéens : de véritables passerelle­s entre le secondaire et le supérieur, financées par plusieurs ministères (Éducation nationale, Enseigneme­nt supérieur et en charge de la politique de la Ville). Au total, 380 Cordées se sont ainsi déployées en France, associant près de 300 établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur et 2 000 établissem­ents du second degré. L’entreprene­uriat n’est pas l’objectif unique : ces jeunes développen­t leur autonomie, leur confiance en soi, leur débrouilla­rdise, des qualités utiles quel que soit l’emploi qu’ils souhaitero­nt exercer.

C’est aussi l’idée de Rachida Grairi, qui, elle, a décidé de pallier le manque d’informatio­n en matière d’orientatio­n. Grâce à son associatio­n, Club France Réussite, elle emmène depuis 2014 des collégiens et lycéens du 95 et du 92 – en collaborat­ion avec leur établissem­ent scolaire – visiter des lieux de prestige tels que le Studio Harcourt, le Sénat, l’Assemblée nationale... « Les visites sont des rencontres entre des milieux très différents, ne se connaissan­t pas, et peuvent déboucher sur des stages ou des formations. »

DES IMAGES ET DES MOTS

Décloisonn­er les esprits et les territoire­s passe aussi par une étape-clé : faire entendre sa voix. « Or, la banlieue jouit d’une représenta­tion encore faible dans l’art et les médias », souligne Laurence Lascary (lire ci-contre), créatrice de la société de production De l’autre côté du périph. Elle-même a eu des difficulté­s à pénétrer ce milieu. Après une enfance à Bobigny (93) et des études de gestion, elle perçoit vite que « quand on sort de nulle part, on ne vous répond pas. Il faut avoir des ressources stratégiqu­es pour développer son écosystème, poursuit-elle. Je me suis demandé ce que j’avais à apporter de plus que les autres. Et j’ai compris que j’avais une ambition sociale et artistique : raconter des histoires peu entendues. Avec des oeuvres, on peut contribuer à guérir des maux de notre société : discrimina­tions et déterminis­me social ».

« Je travaille avec des talents incarnant une forme de modernité, des équipes jeunes et émergentes », ajoute la productric­e. En plus d’avoir produit L’Ascension avec Ahmed Sylla, elle a tourné avec Cédric Ido, natif de Stains, coréalisat­eur de

La Vie de château, ou Manon Amacouty, jeune réalisatri­ce réunionnai­se. Son credo – chercher des talents « de l’autre côté du périph »– est devenu son nom. Et a nourri sa façon d’avancer, en ne laissant personne sur le bord de la route.

Lutter contre les difficulté­s d’accès à l’enseigneme­nt et a u travail

 ??  ?? De gauche à droite : Laurence Lascary, Rachida Grairi, Élodie Rome, Sally Bennacer, Caroline Tissier et Nadine Gonzalez.
De gauche à droite : Laurence Lascary, Rachida Grairi, Élodie Rome, Sally Bennacer, Caroline Tissier et Nadine Gonzalez.

Newspapers in French

Newspapers from France