Madame Figaro

Interview : Cho Nam-joo.

AVEC KIM JIYOUNG, NÉE EN 1982, SON BEST-SELLER TRADUIT EN UNE VINGTAINE DE LANGUES, CETTE AUTEURE SUD-CORÉENNE SIGNE UN ROMAN FÉMINISTE À RÉSONANCE UNIVERSELL­E. UNE ARME BRILLANTE CONTRE LA PENSÉE CONSERVATR­ICE ET PATRIARCAL­E.

- PAR MINH TRAN HUY

Déjà vendu à des millions d’exemplaire­s et adapté au cinéma, bientôt traduit en plus de vingt langues, le premier roman de Cho Nam-joo s’intéresse à une femme, Kim Jiyoung. Portant le prénom qui a été le plus donné en Corée du Sud l’année de sa naissance – 1982 –, elle s’est mariée, a eu des enfants et a quitté son travail. Un destin sans rien d’extraordin­aire, si ce n’est qu’un jour elle commence à parler comme si elle était sa mère, ou encore sa grand-mère, avant de redevenir ellemême… De son enfance au déclenchem­ent de cette curieuse maladie, Kim Jiyoung, née en 1982 suit une femme qui s’efforce de tracer son chemin dans une société implacable­ment patriarcal­e, que ce soit au sein de la famille, de l’école ou de l’entreprise. Si des éléments de la vie quotidienn­e (la nourriture) ou certains événements (la crise financière asiatique) donnent une coloration coréenne au texte, sa portée, elle, est universell­e. Entretien avec une auteure qui a su cerner avec une rare acuité les oppression­s ordinaires, minuscules et innombrabl­es, que subissent les femmes dans le monde.

MADAME FIGARO. – Comment l’idée du roman vous est-elle venue ?

CHO NAM-JOO. – Il s’est passé plusieurs choses en Corée en 2015, époque où j’ai commencé à écrire. Une femme coréenne affectée par le syndrome respiratoi­re du Moyen-Orient avait, disait-on, refusé d’être placée en quarantain­e – c’était évidemment une fausse rumeur. Une rhétorique misogyne s’est par ailleurs propagée sur Internet et parmi les médias, avec l’apparition d’un néologisme, « mom-choong », comparant les mères de petits enfants à des vermines… Surtout, on a appris que des vidéos de viol et autres contenus illégaux étaient monnaie courante sur le plus grand site pornograph­ique du pays. Je trouvais inadmissib­le qu’une personne soit la cible de violence et de dénigremen­t juste du fait de son sexe. J’ai voulu raconter le désespoir, la fatigue, la peur que les femmes ressentent parce qu’elles sont des femmes – des histoires qui sont tellement communes et répandues qu’elles sont acceptées alors qu’elles ne devraient pas l’être.

Vous vouliez donc livrer une radiograph­ie de la femme coréenne contempora­ine ?

Kim Jiyoung est née à une période qui a vu des améliorati­ons pour ce qui est des manifestat­ions les plus visibles du sexisme : comparées à leurs aînées, les jeunes femmes avaient davantage d’opportunit­és en termes de carrière et d’éducation. Mais les usages sexistes n’en perduraien­t pas moins, et mon livre s’intéresse à une femme qui, dans un tel contexte, ne ressent que davantage de confusion et de désespoir. Le but premier de mon roman a été de laisser un témoignage écrit « authentiqu­e ». Pendant les quelques années qui ont précédé l’écriture du livre, l’image de la femme dépeinte par les médias, par le cinéma ou sur Internet renvoyait à un être consuméris­te, émotionnel­lement tordu et dénué de bon sens. J’avais peur que la femme du début du XXIe siècle ne soit réduite à ce portrait. J’ai donc voulu laisser une trace écrite de la vie, des pensées et des efforts qui ont véritablem­ent été ceux de la femme coréenne. Votre expérience personnell­e a-t-elle nourri votre ouvrage ? Aucune des histoires du roman n’est en tant que telle inspirée de ma propre expérience ou de celle de mon entourage. J’ai sélectionn­é et rassemblé des témoignage­s trouvés sur Internet et les réseaux sociaux, dans des reportages sur la vie des femmes et les femmes au travail, des interviews, des articles de webzine et des livres.

Je me suis efforcée d’élaborer une intrigue dont le contenu pouvait faire écho aux existences du plus grand nombre de femmes possible. De ce fait, mes expérience­s sont entrées en résonance avec celles décrites : j’ai vécu un moment particuliè­rement difficile en couchant sur le papier le passage où l’héroïne est obligée de renoncer à un travail qu’elle aime après la naissance de son enfant, par exemple.

Vous assortisse­z le récit de chiffres et de statistiqu­es. Dans quel but ?

J’ai voulu livrer une photograph­ie de la condition des femmes coréennes d’aujourd’hui, sans dénigremen­t ni altération, et aussi signifier que cette histoire n’était pas que de la fiction, que pour certaines femmes, c’était juste la réalité. Pour cela, j’avais besoin de l’appui de documents et de données objectives. Au lieu d’ajouter les articles de presse ou les statistiqu­es en bas de page ou en annexe, j’ai voulu les intégrer dans le roman pour qu’ils se lisent comme tel. Et j’ai décidé d’écrire le livre à la manière d’un compte rendu. Je me suis également efforcée de maintenir un ton aussi neutre et détaché que possible pour amener le lecteur à réfléchir de manière rationnell­e, au lieu de faire appel à ses sentiments.

Le livre a rencontré un immense succès en Corée. Comment l’expliquez-vous ?

L’adaptation cinématogr­aphique du roman est sortie en octobre dernier en Corée, et le réalisateu­r, Kim Do-Young, m’a dit un jour qu’il lui semblait que la narration de Kim Jiyoung, née en 1982 était dotée d’une force vitale. Que, par moments, il lui semblait que le roman désirait endosser la forme d’un film pour rencontrer le grand public. C’est un peu ce que je ressens en ce moment, avec la sortie du film et les publicatio­ns des traduction­s du roman dans tant de pays. Je sens que cette histoire est animée du désir d’étendre ses horizons, de provoquer davantage de pensées et de débats, de clamer son existence. Je ne pense pas au « comment », j’essaie d’accepter tout cela. Je pense que la tâche qui m’est attribuée est de suivre le livre, qui est plus courageux et progressis­te que moi. Ce roman décrit l’expérience d’une héroïne presque anonyme à la manière d’un rapport d’anthropolo­gie. Kim Jiyoung, née en 1982 s’apparente pour moi à un cadre qui contient des émotions et des expérience­s. J’ai souhaité que les lectrices puissent s’y voir elles-mêmes ainsi que les femmes de leur entourage, et je pense que cela a été le cas pour bon nombre d’entre elles.

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 ??  ?? ✐ Kim Jiyoung, née
en 1982, de Cho Nam-Joo, traduit du coréen par Pierre Bisiou et Kyungran Choi, NiL Éditions, 216 p., 18,50 €.
✐ Kim Jiyoung, née en 1982, de Cho Nam-Joo, traduit du coréen par Pierre Bisiou et Kyungran Choi, NiL Éditions, 216 p., 18,50 €.

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