Madame Figaro

S’ENGAGER, c’est s’épanouir ?

- PAUSE PHILO par Philippe Nassif

INSPIRATIO­NS

“CURATERZ” : « Une newsletter enthousias­te qui, deux ou trois fois par mois, découvre une pépite culturelle. »

JUMBO : « Une appli smartphone indispensa­ble pour manager et protéger nos données privées sur Facebook, Google, Twitter, etc. »

Quand nous aurons risqué le pas rêvé… » Je ne suis pas sûr de vraiment comprendre ce vers de Hölderlin, qui s’élance au détour de sa Promenade à la campagne, mais il m’envoûte.

C’est que le romantique allemand, en 1801, façonne la formule nouvelle de l’engagement pour un temps, le nôtre, qui ne pourra plus s’appuyer sur la croyance absolue en un Dieu qui nous protège et nous porte. Au début du poème, il y a en effet un mouvement contradict­oire que nous connaisson­s si bien. D’abord, un appel prometteur : « Viens dans l’ouvert, ami ! » Arrache-toi à tes certitudes, tes habitudes. Accompagno­ns-nous dans l’inconnu, le nouveau, l’aventure. Mais le poète aussitôt de nous battre froid : « Ça ne brille certes qu’un peu aujourd’hui en dessous, et nous serre à l’étroit le ciel. » Voilà donc une invitation à s’engager là où, pourtant, rien d’engageant ne se profile à l’horizon. Cette aventure amoureuse, ou cette cause politique, ou cet enseigneme­nt spirituel, ou encore cette reconversi­on profession­nelle qui se présente à moi et me tente tant : suis-je si sûr que cela vaille le coup ? Ce pari que l’existence m’invite à faire n’est-il pas, au vu des coordonnée­s de la situation, voué au fiasco ? Telle est désormais notre commune condition. D’un côté, nous serinons le refrain de la « quête de sens ». Mais, de l’autre, lorsqu’un chemin s’ouvre intuitivem­ent à nous, nous jetons un oeil sur le ciel, constatons qu’aucune lumière n’y perce, et reculons aussi sec.

C’est ainsi que nos engagement­s tendent à devenir gazeux. À l’ère de la fluidité de la vie en numérique, nous voudrions pouvoir nous engager comme on clique sur son écran pour signer une pétition ou relayer un tweet : que ce soit bref, jouissif, efficace. Mais aller plus loin ? Nous ne préférerio­ns pas. Car il faudrait alors mettre « en gage » bien des choses : une part de mon être, de ma liberté, de mon temps, de mes pensées. N’est-ce pas une gageure ? Bien sûr que si. Mais il est une vérité que l’on a tendance à oublier au moment de se décider : c’est l’engagement lui-même qui crée l’étincelle, celle qui va illuminer notre regard. C’est le pas risqué qui fait basculer la situation de « quasi impossible » à « presque possible ». En m’engageant, je me mets en jeu : le risque attise mon attention à toutes les dimensions de la réalité — la quête de sens commence par un afflux de sensations —, et les possibles jusque-là impercepti­bles se dévoilent à moi. Une condition, cependant : que ce pas risqué soit également « rêvé », insiste Hölderlin. Aucun volontaris­me brutal, donc. Le juste engagement, celui qui pourrait nous amener vers la prochaine version de nous-même, s’amorce par une méditation rêveuse : un jeu imaginatif avec les hypothèses heureuses. Et notre vie de s’ouvrir à un nouveau commenceme­nt partagé.

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