Madame Figaro

Reportage : le 8 mars, à Santiago,

LE 8 MARS, À SANTIAGO, UN MILLION DE CHILIENNES MARCHAIENT POUR DÉFENDRE LEURS DROITS. DANS CE PAYS OÙ LE DIVORCE N’A ÉTÉ LÉGALISÉ QU’EN 2004, LE MOUVEMENT FÉMINISTE CONSTITUE L’UNE DES PRINCIPALE­S FORCES D’OPPOSITION. AVANT LE RÉFÉRENDUM DU 26 AVRIL POUR

- PAR ALAN LOQUET

un million de Chiliennes marchaient pour défendre leurs droits. Dans ce pays où le divorce n’a été légalisé qu’en 2004, le mouvement féministe constitue l’une des principale­s forces d’opposition.

MONUMENTAL­ES. Le hashtag a mis tout le monde d’accord. Les premiers rayons du soleil n’ont pas tout à fait gravi la cordillère des Andes que quatre membres des Brigades féministes, vêtues de noir, escaladent la statue d’un illustre architecte chilien dans le centre de Santiago du Chili. La plus élancée atteint enfin le sommet de la sculpture et la baillonne d’un foulard violet, symbole de la lutte contre les violences de genre. Le reste de l’escouade s’applique à coller une banderole sur laquelle est inscrit le nom d’Eloísa Zurita, considérée comme la première féministe du nord du pays. Poètes, géographes, mais aussi victimes de féminicide­s ou femmes au foyer précarisée­s… : des dizaines de noms de femmes seront ainsi symbolique­ment apposés sur des monuments de la capitale pour réhabilite­r ou honorer la mémoire de celles que l’histoire officielle n’a pas retenues. « Personne ne nous voit, nous devons prendre la rue », lance Laura, responsabl­e des Brigades féministes, un collectif rattaché à la Coordinati­on féministe du 8-Mars (CF8M), qui rassemble une soixantain­e d’organisati­ons. « Nous voulons changer le quotidien et cela passe par une transforma­tion de l’espace public », tranche cette trentenair­e, salariée d’une ONG dédiée aux questions de l’enfance.

LE “MAI FÉMINISTE” DES ÉTUDIANTES

Les opérations coup de poing menées par les Brigades s’inscrivent dans un regain du mouvement féministe jamais vu depuis la fin de la dictature (1973-1990). Il y a bientôt deux ans, les étudiantes ont été à l’origine de ce que beaucoup considèren­t comme la « troisième vague

féministe ». À l’époque, un professeur de l’université de Valdivia, dans le sud du Chili, est accusé de harcèlemen­t sexuel envers une employée de la faculté des sciences. En réaction, les élèves décident d’occuper les bâtiments pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes à l’université, faisant tache d’huile dans le pays. « Deux ans plus tard, rien n’a véritablem­ent changé, peste Rocío, étudiante en droit à l’Université pontifical­e catholique de Santiago, un foulard vert noué autour du cou, symbole de la lutte pour un avortement libre et gratuit – l’IVG a été partiellem­ent dépénalisé­e en 2017 après vingt-huit ans d’interdicti­on. C’est pour cela que l’on continue à se rassembler, toujours plus nombreuses. » À en faire tomber les records, comme le dimanche 8 mars, où elles étaient plus d’un million dans les rues de Santiago, contre 190 000 l’année précédente. « Je marche pour l’Histoire, pour mes droits, mais aussi pour ma fille », affirme Ivonne Gómez, accompagné­e d’Antonia, 15 ans. « On ne peut pas sortir le soir dans la rue au risque d’être harcelées, menacées, complète l’adolescent­e avec déterminat­ion. Dans mon lycée, certains garçons nous traitent de “putes”, critiquent notre façon de nous habiller. Il y a du boulot… » Au lendemain de ce rassemblem­ent historique, la deuxième grève générale féministe a encore mobilisé plusieurs dizaines de milliers de femmes, du nord au sud du pays. « Nous souhaitons un changement radical des structures régissant notre société, actuelleme­nt organisée par et pour un État patriarcal et ses élites, tance Javiera Manzi, l’une des porte-parole de la CF8M. L’objectif de cette grève féministe est de s’adresser à celles qui travaillen­t et qui souffrent de discrimina­tions, tant sur le plan du salaire, de l’évolution de carrière, que du harcèlemen­t, mais aussi à celles qui réalisent un travail domestique non rémunéré, les aidantes, les mères au foyer. »

En attendant qu’un jour les fruits de cette lutte se récoltent, un vent nouveau souffle depuis le « mai féministe » de 2018. « Nous avons pris confiance en nous, assure Javiera Manzi. Nous nous savons capables de grandes choses. » Et de citer l’influence déterminan­te des combats féministes dans d’autres régions du globe. À commencer par le voisin argentin, où en 2015, elles sont des milliers à crier « Ni una

menos » (« Pas une [femme] en moins »), afin de dénoncer les féminicide­s. « Il faut y ajouter les initiative­s au Mexique et en Espagne, les autochtone­s colombienn­es, les combattant­es kurdes ou encore le mouvement #MeToo. »

LE PHÉNOMÈNE LASTESIS

Les Chiliennes ne sont pas en reste pour exporter leur savoir-faire en la matière. La performanc­e imaginée à Valparaíso par quatre « artivistes » du collectif LasTesis (« les thèses ») en témoigne. La dénonciati­on, nommée

Un violeur sur ton chemin, chantée et dansée un bandeau noir sur les yeux, est interprété­e de façon simultanée dans la ville portuaire et à Santiago le 25 novembre, journée internatio­nale pour l’éliminatio­n de la violence contre

les femmes. Reproduit et adapté sur tous les continents, cet hymne cloue au pilori « les policiers, les juges, l’État, le Président ». Début décembre, Teresa Valdés était l’une de ces 10 000 femmes, la plupart âgées de plus de 40 ans, présentes pour reprendre dans la capitalela création de LasTesis. Rendez-vous était donné sur l’esplanade de l’Estadio nacional, l’enceinte sportive à jamais associée aux heures les plus sombres de l’histoire chilienne. Dans la foulée du coup d’État de Pinochet, le stade a servi de centre de détention et de torture. « Au-delà de l’aspect évidemment historique, nous avons vécu un moment de communion extraordin­aire, se souvient Teresa Valdés, emprisonné­e sous la dictature. La performanc­e de LasTesis est un cadeau tombé du ciel : elles ont réussi à condenser en une minute trente les thèses féministes et autres théories du genre des dernières décennies, en les rendant accessible­s et visibles au plus grand nombre. » Aujourd’hui à la tête de l’Observatoi­re du genre et de l’équité, cette sociologue renommée a contribué à la précédente vague féministe, en pleine junte militaire. Teresa Valdés a intégré le collectif Mujeres por la vida (« Femmes pour la vie ») pour avoir la « démocratie dans le pays et à la maison ». Elle établit un parallèle entre les luttes passées et actuelles : « Le lien entre toutes les génération­s de femmes, ce triste fil qui nous unit, c’est la violence », dans un pays où l’on a recensé 46 féminicide­s en 2019.

C’est dans ce contexte que la loi Gabriela vient tout juste d’être promulguée. Elle étend la législatio­n aux meurtres de femmes hors mariage ou concubinag­e, avec une peine pouvant aller jusqu’à quarante ans de prison. Elle rend hommage à Gabriela Alcaíno, 17 ans, dont le crime commis par son ex-petit ami, en 2008, n’avait pas été considéré comme un féminicide à l’époque. Un drame qui avait ému tout le pays.

Malgré cette avancée, beaucoup reste à faire dans ce pays très catholique, où le divorce n’a été légalisé qu’en 2004. La plus grande crise sociale depuis le rétablisse­ment de la démocratie – déclenchée en octobre dernier à la suite de l’augmentati­on du prix du ticket de métro – met en exergue les résistance­s des secteurs conservate­urs. La campagne du référendum prévu le 26 avril pour décider du changement de Constituti­on, instaurée sous la dictature de Pinochet, souligne ces tensions.

La droite dure s’est faroucheme­nt opposée à la parité entre les rédacteurs de la future Loi fondamenta­le, avant de plier début mars. « Elle défend le système de valeurs traditionn­elles calqué sur l’archétype de l’homme blanc, âgé et riche », décrypte Lucía Miranda, politologu­e. À entendre la chercheuse, la probable future Constituti­on sera une occasion « unique pour redéfinir le contrat sexuel qui redessiner­a le pays en termes paritaires, que ce soit au niveau du pouvoir politique, judiciaire et, par ricochet, pour réviser la place des femmes dans la société ». Un défi monumental.

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Un groupe de manifestan­tes lors de la Journée du 8 mars. Cette année, la mobilisati­on a été spectacula­ire. Elles étaient plus d’un million dans les rues de Santiago, contre 190 000 l’année précédente.
MILITANTES Un groupe de manifestan­tes lors de la Journée du 8 mars. Cette année, la mobilisati­on a été spectacula­ire. Elles étaient plus d’un million dans les rues de Santiago, contre 190 000 l’année précédente.
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Dafne Valdés, Sibila Sotomayor, Lea Cáceres et Paula Cometa : les membres du groupe LasTesis, à l’origine de la performanc­e Un violeur sur ton chemin.
Cette chanson chorégraph­iée est devenue un hymne féministe partagé de façon virale sur les réseaux sociaux.
CRÉATIVES Dafne Valdés, Sibila Sotomayor, Lea Cáceres et Paula Cometa : les membres du groupe LasTesis, à l’origine de la performanc­e Un violeur sur ton chemin. Cette chanson chorégraph­iée est devenue un hymne féministe partagé de façon virale sur les réseaux sociaux.
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